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son majestueux couvent comme d’une forteresse de science et de prière. Pendant la nuit de juin que je passai, dans un ravin, au pied du monastère, des essaims de lucioles ardentes tourbillonnaient comme des écharpes de lumière dans les buissons, faisant une charmante réponse aux scintillemens de la voie lactée et du firmament, dont la coupole s’agrandit à mesure que l’on monte. J’étais plongé alors dans l’ivresse de la beauté antique et de ses mystères séducteurs. J’aurais donné toutes les églises pour un marbre du musée de Naples et tous les couvens de la terre pour voir évoluer un chœur d’Eschyle ou de Sophocle. Et pourtant, — en cette nuit, — au milieu d’une foule d’autres émotions, je compris la grandeur de saint Benoît, qui, au VIe siècle, se retira sur cette montagne, siège d’un ancien temple d’Apollon, pour y fonder l’ordre des Bénédictins. Invinciblement, je vis se dresser devant moi la figure du moine doux et intrépide devant lequel le terrible roi des Goths Totila, le conquérant de l’Italie, tremblait comme un enfant.

Depuis les sensations intenses et révélatrices d’Assise et du Mont-Cassin, l’envie me hantait de voir la Grande-Chartreuse, le plus célèbre couvent de la France, manifestation extrême de la vie monacale et du renoncement ascétique au moyen âge. L’automne dernier, j’ai réalisé ce désir ancien. — J’essaierai de rendre ici l’impression grandiose que j’ai reçue d’un des plus fiers paysages des Alpes dauphinoises et d’un des plus curieux monumens de notre passé. Involontairement peut-être s’y mêleront quelques pensées sur l’âme contemporaine, suscitées par les souvenirs des lieux environnans, ou quelques réflexions sur la crise religieuse et philosophique que nous traversons. Elles pousseront au hasard de la route, comme ces innocentes campanules qui tantôt se cachent dans l’herbe folle, tantôt s’accrochent aux rochers surplombans. Quiconque voyage ouvre les yeux et laisse trotter sa pensée. C’est un moyen pour chacun de nous d’échapper à son présent, de remonter son passé ou d’aller au-devant de son avenir. Et ce qu’on fait si volontiers pour soi-même, ne serait-il pas plus intéressant encore de le faire pour cette âme collective, vaste et multiple, mais non moins réelle, identique et une, de tout un peuple, — surtout pour celle de sa patrie !


I. — D’AIX A LA GRANDE-CHARTREUSE.

C’est d’Aix-les-Bains que je suis parti pour visiter la Grande-Chartreuse. Rapide voyage dans un décor changeant de montagnes, qui, d’un rendez-vous du high life le plus actuel, vous jette en quelques heures dans la plus sauvage solitude et vous dépose au fond d’un cloître dont l’atmosphère morale est restée celle du XIe siècle.