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eaux glaciaires qui mugissaient emprisonnées dans ces cavernes à une époque préhistorique avaient-elles le pressentiment des scènes étranges et des horreurs de l’histoire, puisqu’elles ont ébauché ces fantômes douloureux de pierre dans leur-travail furieux à travers les siècles ? En sortant de la grotte, la passerelle collée au roc au-dessus d’un abîme rejoint la route romaine achevée par Charles-Emmanuel. Disparues les visions diaboliques du monde souterrain. Voici riant au grand soleil le village des échelles et les coteaux fertiles de l’Isère. On gagne le Dauphiné en franchissant le Guiers-vif, et, au bout d’une demi-heure, on atteint Saint-Laurent-du-Pont. C’est un village de pauvre apparence, avec ses maisons à galeries de bois percées de lucarnes, ses toits à pentes rapides, à angles aigus, recouverts d’ardoises, qui rappellent les chalets de l’Oberland bernois. Près de là, un torrent maussade sort d’une étroite fissure qui s’ouvre au milieu de montagnes énormes. C’est le Guiers-mort, ainsi nommé parce que la grande chaleur le met à sec. Il semble rouler avec lui la tristesse des lieux sévères d’où il descend, tandis que le Guiers-vif qu’il va rejoindre rit et chante gaiment. Telle la sauvage entrée de la gorge qui mène à la Grande-Chartreuse.

Deux rochers fièrement dessinés surgissent du lit même du torrent. C’est le vestibule du désert que fermait autrefois un mur fortifié. Plus d’un homme pris par la vocation de la vie érémitique a dit un dernier adieu à tous les biens terrestres en franchissant ce seuil. Aujourd’hui on y entre librement par une route carrossable. A peine y a-t-on pénétré qu’on tombe sous le charme d’un grandiose enchantement. Les plus superbes forêts de France tapissent de haut en bas la gorge étroite et profonde. On dirait que le désert déploie ici toute sa splendeur végétale pour mieux attirer le pèlerin dans son austère prison. Il a jeté sur le puissant relief des montagnes un grand manteau de velours vert, que le hêtre égaie de sa note vive, où chatoient les nuances variées du charme, de l’érable et du frêne. Plus haut, les sapins sombres escaladent en bataillons serrés les pentes abruptes jusqu’aux crêtes de rochers inaccessibles, dont la ligne saccadée monte dans le ciel par bonds téméraires. L’effort ascensionnel de ces montagnes parle de la puissance de l’esprit, tandis que leur flore arborescente témoigne de la beauté et de l’inépuisable fécondité de la nature. Les rares disciples du renoncement qui prennent cette route pour chercher un asile suprême dans la Grande-Chartreuse peuvent voir une dernière image des séductions et des tentations de la vie dans ces fleurs attirantes qui poussent sous bois : la digitale cramoisie, le trolle jaune et l’orchis capricieuse ; ils peuvent saluer une dernière fois les chimères décevantes dans le cytise qui balance sa pluie d’or sur