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affirmeraient la projection du corps astral du saint voyant, opérée par sa volonté consciente et précise. — Mettant à part tout merveilleux et toute interprétation occultiste, cette tradition prouve le singulier ascendant que le fondateur de la Grande-Chartreuse avait pris sur l’âme du rude guerrier normand. — Saint Bruno mourut peu après, en Calabre, à l’âge de soixante et onze ans, l’esprit fixé sur l’ermitage enfoui dans les montagnes du Dauphiné, où il avait trouvé la paix et où ses disciples devaient continuer sa tradition.

Saint Bruno occupe une place à part dans l’histoire du monachisme. Toutes les grandes affirmations de la volonté humaine servent à élever le niveau moral et intellectuel de l’humanité ; toutes intéressent également le psychologue et le penseur. Le mysticisme des saints est de ce nombre. Mais l’humanité réserve justement ses respects et ses adorations pour ceux qui, tout en s’élevant à la sainteté, ont brûlé de la flamme ardente de la charité active et qui, non contens de trouver le bonheur en eux-mêmes, n’ont cessé de prendre part aux souffrances et aux luttes de tous les hommes. Tels saint Benoît, saint François d’Assise et beaucoup d’autres. Saint Bruno n’a guère songé qu’à son propre salut et à celui d’un petit groupe d’élus. Il représente, parmi les saints, le quiétisme parfait qui se désintéresse du monde et du gros de l’humanité. Comme les ordres sont toujours restés fidèles à l’esprit du fondateur, les bénédictins et les franciscains ont joué un rôle dans l’histoire de la civilisation, les premiers par la science, les autres par la charité et par l’intimité de leur sentiment religieux. Les chartreux, malgré leur austérité, n’ont eu aucune influence sur le monde laïque. Leur patron est un pur contemplatif ; son mérite est d’avoir fondé un refuge pour les désespérés, pour les vaincus de la vie. Il a été nommé justement l’étoile du désert.


III. — OFFICE DE NUIT. — ASCENSION DU GRAND-SOM.

Au moment où je revenais de la chapelle de saint Bruno, les grandes ombres de la nuit descendaient dans la vallée. Au réfectoire, un frère ou un domestique du couvent sert un repas frugal aux étrangers. C’est la maigre pitance des chartreux, trait de couleur locale qu’on regretterait de ne pas voir s’ajouter à tous les autres. Les rares visiteurs décidés à affronter une nuit au couvent sont assemblés autour d’une lampe fumeuse pour ce souper. Ils subissent fatalement l’influence de ce milieu triste. La nappe en toile grossière, le plafond bas, les murs nus, ornés de quelques rares tableaux de sainteté encadrés de noir, tout ici est rigide et monacal. A peine échange-t-on quelques paroles. On sent que la gaîté scandaliserait ici jusqu’aux chaises, et la mélancolie des