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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/832

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Ils sont nés sans désirs, pour parler sans paroles.
Leurs formes sont des mots, leurs corps sont des symboles.
Inutile et muet, le moine doit montrer
Que l’espoir à lui seul peut faire vivre un homme ;
Il accepte, vivant, de devenir fantôme
Et de vaincre la tombe avant que d’y rentrer.


Les litanies continuaient ; mes pensées prirent un autre cours. L’église des chartreux est séparée, par une haute cloison, en deux parties, dont l’extérieure est réservée aux frères et l’intérieure aux pères. Cette cloison est surmontée d’une croix noire. A mesure que j’écoutais ces chants et que je fixais cette croix, le christianisme m’apparaissait par son côté le plus sombre. Je sentais plus vivement le contraste entre les aspirations de l’esprit moderne et le dogme ossifié de la religion, qui est encore celui du moyen âge. L’esprit du siècle s’est éloigné d’une religion qui se pose en adversaire de la science, de la raison, de la beauté dans la vie, et qui n’offre à l’âme humaine aucune démonstration éclatante de cet au-delà dont elle a soif, de ce monde divin qu’elle lui promet sous des formes mythologiques et enfantines. — D’autre part, la science matérialiste d’aujourd’hui contentera-t-elle jamais les invincibles aspirations de l’âme vers une vie meilleure ? Elle est même incapable de donner à la vie présente sa sanction et sa dignité, puisqu’elle nie ou ignore le principe divin dans l’homme et dans l’univers. — Cette chapelle sombre, cette messe lugubre, cette croix noire émergeant des ténèbres, me parurent alors les symboles du double pessimisme de la religion et de la science de notre temps, dont l’une dit : « Crois sans comprendre ! » et l’autre : « Meurs sans espérer ! »

Je rentrai dans ma cellule, poursuivi par ces pensées noires et par la psalmodie des pères. Je n’eus pas le temps de me rendormir. Car j’avais l’intention de faire l’ascension du Grand-Som avant le lever du soleil, et j’avais donné rendez-vous pour deux heures du matin au guide, qui devait m’attendre avec un mulet à la porte du couvent.

Quel bonheur de respirer l’air frais de la nuit en sortant de ces murs ! Je ne sais pourquoi, en quittant ce tombeau d’hommes vivans et en présence du paysage d’une beauté fantastique et toute nouvelle sous son aspect nocturne, je me sentis envahi par un sentiment tout païen de la nature, vague instinct de sa puissance originaire, éternelle et bienfaisante, qui nous saisit à certaines heures. C’est ce que les anciens appelaient le souffle des dieux. La lune sortait en ce moment des sombres échancrures du Grand-Som. Telle elle devait sortir des montagnes de la Thessalie, pendant la célébration des mystères orphiques. Son rayon argentait les