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matière remonter sur les sommets intellectuels de notre époque. Puisse-t-elle faire rayonner sur les jeunes générations sa rose de lumière et de beauté ! Puisse-t-elle éveiller cette charité qui naît de l’intelligence profonde des choses et cette intelligence sublime qui naît de la vraie charité ! Puisse-t-elle proclamer, au-dessus de nos dissensions, avec une certitude grandissante, la foi de lame immortelle consciente d’elle-même et l’unité spirituelle du genre humain !

Quand je redescendis vers la Grande-Chartreuse par le col de Bovinant, le soleil ardent plongeait dans la gorge désolée. Plus de sorcellerie lunaire ; la forêt avait perdu son sinistre aspect. Sapins et hêtres ruisselaient de lumière, comme des candélabres géans aux feuillages d’or. Des milliers d’insectes bourdonnaient dans leurs rainures vigoureuses. J’eus envie de me reposer un instant de l’air glacé d’en haut et de me réchauffer aux rayons vivifîans du soleil. Je m’assis dans la mousse, sous de vieux hêtres, non loin de la chapelle de Saint-Bruno. Sur un arbre mort, fracassé par la tempête, écorché par la pluie, se promenaient de brillans coléoptères : le carabe purpurin, la féronie gracieuse et la cantharide violacée. Quelle ardeur de vie dans la vieille forêt qui pousse ses légions drues sur les décombres de la montagne ! Autour de moi fleurissaient aussi quelques retardataires de l’été, pâle et délicate flore des cimes, le liondent de montagne, le chèvrefeuille bleuâtre, la patience des Alpes, la triste soldanelle et la stellaire graminée. Avec quel bonheur l’esprit se repose dans l’infiniment petit de la nature, après les vertiges de l’infiniment grand, pour retrouver 1k encore le mystère parlant de la vie, la même secrète harmonie entre l’âme et les choses ! Ces fleurs ravissantes sont le dernier effort de la végétation sous l’âpre vent des Alpes. On dirait que, dans leur courageuse ascension vers les cimes, elles ont, elles aussi, l’aspiration douloureuse vers la lumière plus large et plus intense. Les pauvres frileuses se font plus petites, mais aussi plus exquises près de l’aride nudité des sommets. N’en est-il pas ainsi des sentimens humains aux approches des derniers problèmes ? — Les cimes nous ouvrent les horizons inconnus ; elles font courir dans nos veines le grand frisson de l’infini. Mais ces douces filles du sol, qui nous sourient les premières quand nous reprenons la route pierreuse de la vie, nous enseignent, de leurs yeux tendres et tristes, — la patience et l’humilité.


EDOUARD SCHURE.