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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/89

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d’être prématuré, et de devancer de plus d’un siècle le temps où l’exécution en eût été possible. C’était d’ailleurs en toutes choses (qu’il portât ses regards et son action au dedans ou au dehors de sa patrie), le trait particulier qui distinguait l’esprit de d’Argenson, de savoir s’élever au-dessus des horizons bornés de la société où il était né, et de pressentir un cours d’événemens et d’idées, que personne autour de lui ne soupçonnait. Mais ce qui faisait le mérite du philosophe causait aussi les fautes du politique. Quand on veut gouverner les hommes, il faut les connaître et les accepter tels qu’ils sont, non tels qu’ils devraient être, ou qu’on espère qu’ils seront un jour. Il est presque aussi dangereux de vivre par l’imagination dans l’avenir que de s’attarder dans des traditions surannées. Si Louis XV eût chargé d’Argenson de réformer la constitution de la France, la hardiesse de ses principes démocratiques aurait étonné Rousseau lui-même et dépassé d’un bond le contrat social. Ses notes diplomatiques nous le montrent préoccupé, avec la même témérité d’innovation, d’établir sur des bases rationnelles une nouvelle répartition des peuples et des territoires entre les états d’Europe, et, en ce genre non plus, aucune révolution ne l’aurait effrayé. « Dois-je donc, disait Marie-Thérèse au ministre d’Angleterre qui la pressait de céder quelques-unes de ses provinces, abandonner l’Allemagne au roi de Prusse et l’Italie au roi de Sardaigne ? » — Si la question eût été posée à d’Argenson, elle ne l’aurait peut-être pas surpris, et sa réponse aurait pu être affirmative. Car de ces deux grandeurs nouvelles que Marie-Thérèse voyait poindre avec un effroi prophétique, il avait consenti de grand cœur à l’accroissement de l’une, et il n’a pas tenu à lui, nous venons de le voir, de préparer les voies à l’autre. Seulement il est douteux que, s’il eût été appelé à prêter ainsi son concours à la fortune d’autrui, il eût su faire preuve d’autant de prudence que de désintéressement et qu’il eût pris les précautions suffisantes pour que ses services fussent payés de reconnaissance. Il est vrai que, s’il sortait aujourd’hui de la tombe, c’est un reproche qu’il aurait le droit d’adresser avec plus de justice encore à ceux qui, chargés, un siècle après lui, de la conduite de nos destinées, et placés en face des mêmes problèmes, ont pris à tâche de les résoudre.


Duc DE BROGLIE.