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Tout d’abord, on s’y attend, une certaine grossièreté, une certaine énormité enfantine et grotesque des conceptions ; l’absence de ce contrepoids que la raison est à l’imagination, la pensée au sentiment ; d’un mot enfin, le voisinage encore d’un âge barbare et naïf. Le moyen âge s’est prolongé en Angleterre plus longtemps qu’ailleurs : littérairement, la chaîne est ininterrompue entre l’âge de Chaucer et l’âge de Shakspeare. Il n’y a pas eu là, comme chez nous, cette révolution dans le goût et dans le tempérament national, qui a creusé un abîme entre l’ancienne France et la nouvelle. Le théâtre, notamment, n’a pas été jeté violemment hors des gonds par la brusque invasion des modèles latins ou grecs. Jusqu’en 1574, les mystères se jouèrent à Chester ; jusqu’en 1598, — après Roméo et Juliette, après le Marchand de Venise, — ils se jouèrent à Newcastle. La comédie moderne est sortie, par une évolution naturelle, des « moralités. » Le drame est plein des « mystères. » Tamerlan, Barabas, Faust lui-même, ont en eux ce caractère surhumain et presque mythique des personnages du vieux théâtre anglais, « d’Adamus » et de « Diabolus. » Ils agissent avec une simplicité, une logique, une sécurité, une absence de doutes et de scrupules qui étonne ou fait sourire. Cela est puéril ou admirable, sublime ou grotesque, mais non pas médiocre. Ithamore étrangle un moine avec le même sang-froid qu’Arlequin bâtonne la gendarmerie : « Voilà qui est proprement fait ; il n’y a pas la moindre trace. » On ne nous explique ni pourquoi ni comment ces personnages agissent. On ne s’attarde pas à « l’art des préparations. » À quoi bon ? La foule est moins curieuse des motifs que des actes. Elle n’exige ni tant de circonlocutions ni tant de délicatesse. Les âmes sont à nu : on les voit penser, sentir, haïr, aimer, comme on voit fonctionner les rouages d’une montre. Anna s’offre à Jarbas avec une impudeur très étonnante. Didon dissimule un peu avec Énée, mais il faut voir de quel ton : « ne crois pas, lui dit-elle, que je sois amoureuse de toi, » et, lui montrant les portraits de tous ses prétendans à la suite, — à peu près comme don Ruy montrait ceux de ses ancêtres à Hernani, — elle ajoute naïvement, dans l’espoir sans doute de le rendre jaloux : « N’est-ce pas qu’ils sont aussi beaux que possible ? » Vénus traite ingénument Junon de « vieille sorcière » : « Si tu touches à mon fils, je t’arracherai les yeux de la tête ; je nourrirai les oiseaux de tes prunelles sanglantes. » Énée ment sans vergogne. Nulle finesse dans l’expression des sentimens : nulle précaution oratoire ; une emphase extravagante et misérable. Sans être parmi les critiques « trop délicats » dont se plaint M. Rabbe, peut-être est-il permis de sourire de cette déclaration de Tamerlan à Zénocrate :