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que de réparer l’avenue de leur château. Non pas qu’ils soient pauvres : ces beaux pâturages qu’on voit de distance en distance, ces forêts de sapins, cette scierie qui répand une odeur de résine, tout leur appartient. Mais que voulez-vous, ils n’aiment pas les visites. Les ronces du chemin sont leurs verrous de sûreté. Quand enfin, comme le pèlerin de Bunyan, vous avez triomphé de toutes les embûches, le magicien donne un coup de baguette, les flancs du ravin s’écartent, et, dans le fond d’une combe verdoyante, apparaît aux yeux ravis la fiancée du Christ, blanche et rose dans sa robe nuptiale.

Tout d’abord, je n’ai vu qu’elle, la belle église élégante, éternellement fraîche, et j’ai à peine jeté un coup d’œil sur la foule bariolée qui se pressait autour. Il faut avoir vécu dans la demi-barbarie orientale, il faut avoir subi la fatigue de ce chaos de couleurs et de formes où ni l’homme, ni la nature ne semblent avoir une volonté suivie, pour sentir le charme d’une arête vive de marbre blanc sur un ciel bleu, pour savourer l’harmonie des angles et des courbes, que la prière chrétienne emprunte à l’art antique. Nous autres animaux civilisés, cela nous est aussi nécessaire que l’air que nous respirons. Notre poitrine se dilate lorsque, dans l’encadrement des arcs, une main savante entrelace des animaux symboliques avec ces feuillages disciplinés qui poussent dans le paradis des architectes. Dirai-je avec quel recueillement nous entrons dans le demi-jour du sanctuaire, où les marbres veinés de gris répandent une clarté bleuâtre et entretiennent une fraîcheur sépulcrale ? Avec quel respect nous considérons les fines colonnettes à moitié brisées des trois portails qui précèdent l’iconostase, et les lions héraldiques du baptistère ! Salut aux vieux saints immobiles, peints a fresque et rangés méthodiquement le long des murs ! Salut à ces dompteurs d’âmes, à ces précepteurs de barbares !… Ainsi devaient penser les pieux fondateurs de la basilique, ces rois serbes qui tranchaient du potentat et qui pensaient fonder un empire aussi durable que l’église elle-même. Leur joie dut être grande, le jour où la rustique vallée s’emplit pour la première fois du son des cloches. La couronne impériale au front, debout sous le riche portail ouvragé, ils imitaient un peu gauchement la tenue majestueuse de l’empereur de Byzance, de même que les sculptures de l’église, dans leur grâce d’emprunt, ont pour le connaisseur je ne sais quoi de lourd qui sent le parvenu. Ils crurent certainement, ces conducteurs de peuples, que le commun des mortels se précipiterait sur leurs pas, et que le monument mystique, étendant au loin sa grande ombre, leur soumettrait peu à peu toute la péninsule.