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caractère. Il était l’homme d’un système juste et peu flexible, dont il ne sortait point et dont il n’admettait pas qu’on pût sortir sans succomber. Montesquieu, qui est son maître, et il s’en est assez souvent réclamé avec raison, était capable et d’avoir un système, et de montrer tout ce qu’il y avait de praticable, et dans quelles conditions, dans les systèmes qui n’étaient pas le sien. Royer-Collard n’a pas cette largeur de vues et cette souplesse d’intelligence politique. C’est pour cela qu’il a un libéralisme si conditionnel et si conditionné, si difficile à placer, si l’on me permet l’expression, et qui, en dehors de la légitimité, ne sait plus où se prendre.

C’est que sa conception de la liberté est étroite et incomplète. Il est très vrai que des pouvoirs intermédiaires, comme dit Montesquieu, ou des pouvoirs limitatifs comme dit Royer-Collard, sont des garanties de la liberté ; il est très vrai qu’ils en sont comme les organes, à ce point que, là où ils n’existent pas, la liberté court risque, et grand risque, de n’être plus ; mais ils ne sont pas la liberté elle-même. — Et aussi, et pour dire à peu près la même chose à l’inverse, il est très vrai que toute liberté devient aux mains de ceux qui savent s’en servir, à l’exclusion de ceux qui s’en passent, une sorte de propriété, de privilège, dont il ne faut pas avoir peur, et au contraire, car ce privilège c’est la liberté pratiquée, au lieu de rester théorie, c’est la liberté devenue, droit possédé, au lieu de rester droit à prendre, et c’est la preuve que la liberté a existé et qu’on s’en est servi, et qu’elle continue d’exister et qu’on s’en sert ; et seulement il faut empêcher que tel de ses privilèges finisse par devenir une puissance oppressive, finisse, selon le cours de beaucoup de choses humaines, par s’exagérer jusqu’à devenir le contraire de ce qu’il était en son principe, et par détruire ce dont il est né. — Oui, cette conception aristocratique de la liberté est vraie, elle est historique, elle voit les choses telles qu’elles sont, et telles qu’elles se sont toujours passées. Mais elle est incomplète ; elle appelle liberté ce qui n’en est que le résultat, la preuve et le signe, le résultat heureux et respectable, la preuve éclatante, le signe certain, mais seulement le signe, la preuve et le résultat. Aussi ces pouvoirs limitateurs nés jadis de la liberté, les conserver c’est excellent ; ces pouvoirs limitateurs qui commencent à naître de la liberté, les consacrer dans la constitution, c’est très judicieux, et l’on ne saurait trop louer Royer-Collard de l’avoir fait avec décision ; mais croire que ces pouvoirs soient toute la liberté possible, et que s’ils disparaissaient, il n’y aurait plus qu’à désespérer, c’est désespérer trop vite. Croire que, si la démocratie s’établissait, non-seulement la liberté périrait, mais encore qu’elle ne pourrait plus renaître, c’est avoir une idée et une définition trop étroite de la liberté elle-même.