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s’envole, et l’orchestre palpite, se soulève, comme pour se porter, lui aussi, au-devant de la rayonnante apparition. L’inspiration de M. Reyer s’est élevée et soutenue ici à de grandes hauteurs. Le moindre détail de ces belles pages a de l’intérêt et du charme, témoin certaine réponse de Mathô : Je suis le mercenaire dont tu remplis la coupe aux jardins d’Hamilcar, quelques notes à peine, mais timides, mais humbles et reconnaissantes, qui ramènent gracieusement dans l’orchestre la courte phrase de Salammbô au premier acte : Bois, soldat, sois heureux !

Nous passerons, si vous m’en croyez, sur le tableau du conseil des anciens, une longue, lourde et fastidieuse scène, où, malgré les efforts du compositeur et les nôtres, nous n’avons rien trouvé, sauf une certaine ressemblance du motif d’Hamilcar avec celui de Hunding, l’époux de Sieglinde, au premier acte de la Valkyrie, et une éloquente imprécation d’Hamilcar, attestant l’innocence de sa fille accusée. Le reste est, non pas le silence, mais au contraire le bruit, un bruit le plus souvent indifférent, parfois même désagréable, bruit de gros instrumens de cuivre qui prodiguent inutilement leurs notes caverneuses et leurs meuglemens sinistres. Cette délibération de vieux Carthaginois pourrait être supprimée sans dommage pour le poème et pour la partition. Elle fait comme un trou noir entre les belles scènes du temple de Tanit et la charmante scène à laquelle nous arrivons : la terrasse de Salammbô.

M. Reyer, quoi qu’on en ait pu dire, n’a soumis sa nouvelle partition à la règle étroite, à la formule unique d’aucun système. On ne saurait voir dans Salammbô la manifestation, encore moins le manifeste d’un parti arrêté, ni d’une doctrine absolue. Sans doute, l’œuvre est ce qu’on appelle une œuvre avancée ; autrement dit, l’orchestre y joue un rôle considérable ; les scènes, les phrases même s’enchaînent sans interruption, et Salammbô n’enrichira guère le répertoire des concerts et des salons ; les duos, par exemple, ne sont pas coupés à l’ancienne mode, avec la symétrie d’autrefois ; l’emploi du leitmotiv est fréquent, sans être odieux. Et avec tout cela, ou malgré tout cela, malgré ce régime en somme assez wagnérien, les belles parties de l’ouvrage sont belles par la liberté, l’aisance et la simplicité. Le tableau de la terrasse est un exemple précieux de l’éclectisme et de l’indépendance de M. Reyer. Il s’ouvre par un court prélude où plusieurs thèmes caractéristiques, celui du voile, celui des prêtres, celui de l’amour, sont rapprochés, enchevêtrés et comme imbriqués les uns dans les autres. Cette petite cuisine, fort goûtée aujourd’hui, est faite ici avec beaucoup de goût. Mais voyez : Shahabarim, le grand-prêtre, vient supplier Salammbô d’aller au camp des barbares reconquérir le zaïmph protecteur de Carthage, et la meilleure partie de ce dialogue