l’âme française était plus grande, elle s’était enrichie de tout ce qu’il y a de plus dans le Polyeucte de Corneille que dans Siméon Métaphraste ou dans son Cid que dans celui du Romancero. Quand un grand écrivain, en rendant littéraire ce qui ne l’était pas avant lui, — la jurisprudence ou la théologie, — ajoute au domaine public une province de plus, c’est la littérature elle-même qui s’annexe ainsi par milliers les indifférens et les étrangers. Après les Provinciales, il ne fut plus permis, il ne fut plus possible aux théologiens de s’isoler avec leur science dans l’obscurité des écoles, et l’Esprit des lois a tiré les magistrats du silence de leur cabinet pour les mêler aux agitations de l’opinion publique. Et de conquête en conquête, lorsqu’une grande littérature, ayant passé ses frontières, est devenue plus que nationale, ce n’est pas seulement le prix du bien dire qu’elle a fait sentir aux hommes, c’est encore celui de l’institution sociale et de la civilisation. Après et depuis Voltaire, il s’est établi dans l’Europe entière une façon nouvelle de penser dont on peut bien discuter si les inconvéniens n’ont pas plus d’une fois balancé les avantages, mais dont on ne saurait méconnaître en tout cas que la douceur des mœurs, que la facilité des relations, que l’agrément de la vie commune aient singulièrement profité. En d’autres termes encore : écrire, ce n’est pas seulement rêver, ou sentir, ou penser, c’est agir ; et même, pour agir ; il n’y a pas seulement besoin de le vouloir, dès qu’on écrit ; puisque après tout, c’est la condition même de l’œuvre écrite qu’elle se détache de son auteur, et que, vivant d’une vie propre et indépendante, elle dure d’âge en âge pour être aux hommes un modèle qu’ils imitent, une conseillère qu’ils consultent, et une institutrice qu’ils écoutent.
Il me faudrait parler beaucoup, si je voulais énumérer ici les suites presque infinies du principe. Je me bornerai à faire observer aujourd’hui, que, depuis Vinet, il a été celui de George Eliot ; que M. Taine y souscrit quand il fait de ce qu’il a nommé le « degré de bienfaisance du caractère, » le juge suprême de la valeur littéraire des œuvres ; et qu’hier encore il inspirait tout un livre : l’Art au point de vue sociologique, au regretté M. Guyau, — l’auteur assez libre, je pense, assez indépendant, assez audacieux même, de l’Irréligion de l’avenir et de l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.
Si tel est le premier principe de la critique de Vinet, en voici le second : c’est que, ce qu’il s’agit de retrouver sous les œuvres, c’est l’homme, et que, ce qui fait l’homme, c’est cette « combinaison de qualités qui distingue un homme entre tous ses semblables, et ne permet pas de le confondre avec aucun d’eux, ou, d’un seul mot, l’individualité. » Il s’en explique avec plus de précision dans ses Études sur Blaise Pascal, son chef-d’œuvre, et, — dans l’état d’inachèvement où elles nous sont arrivées, par une conformité singulière avec son