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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/285

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qui a fondé une nationalité nouvelle et a eu de plus pour résultat de pacifier la frontière. Cette neutralité, les circonstances l’ont créée, les cabinets l’ont sanctionnée, la politique l’a corroborée par les transactions. Elle a duré déjà soixante années pendant lesquelles elle a eu le temps de donner la mesure de sa vitalité, de s’identifier avec l’indépendance d’un petit peuple aux mœurs industrieuses et libres. Et c’est dans cette situation, non plus devant une frontière ouverte à tous les conflits, mais en présence d’une neutralité vivante, reconnue, que se noue le nouveau drame européen, où tout peut dépendre du degré de force et de résistance de cette neutralité, comme aussi des intentions présumées, des tentations, des intérêts politiques ou stratégiques des puissances qui l’entourent. Chose bizarre ! dans un temps où l’on ne parle que de progrès dans les idées, dans les mœurs, le progrès du droit public serait-il de biffer une indépendance de plus d’un demi-siècle, pour en revenir au passé, au droit de conquête, au temps où l’on envahissait la Silésie parce que tel était le bon plaisir de l’envahisseur ?

Que les Belges, — aussi bien que les Suisses d’ailleurs, — se sentant, malgré tout, peu en sûreté, s’émeuvent à la pensée que leur neutralité pourrait n’être qu’une barrière fragile, que ce qui est arrivé autrefois pourrait se renouveler, c’est tout simple. La première condition pour eux, s’ils veulent être respectés, est évidemment de se mettre en mesure de se faire respecter, et ils ne le peuvent que par un système militaire suffisant pour sauvegarder l’inviolabilité de leur territoire, pour déjouer les tentations de la force et les surprises. Un état neutre n’est point nécessairement un état désarmé. Il y a longtemps que les hommes les plus éclairés, les conseillers les plus clairvoyans, même des conseillers étrangers l’ont senti et ont dit aux Belges : « Sans moyens de défense, vous serez les jouets de tout le monde. » Des hommes des premiers temps de l’indépendance belge, comme Paul Devaux, Joseph Lebeau, n’ont cessé de le dire : « Notre neutralité, pour signifier quelque chose, doit être armée. Si la Belgique ne veut pas se livrer au hasard des événemens, il faut qu’elle maintienne une organisation militaire importante. » Le roi Léopold Ier n’avait pas une autre pensée lorsqu’il y a trente ans, au risque de braver des préjugés populaires, il entreprenait de transformer Anvers en un vaste camp retranché et de faire de ce camp un refuge de l’indépendance nationale, au cas où elle recevrait quelque offense à l’improviste. Il avait compris que là où d’autres avaient des mois pour se préparer, la Belgique risquait d’être surprise du jour au lendemain, et qu’à défaut d’une résistance impossible en rase campagne elle devait se ménager un dernier asile où elle pourrait attendre sans capituler devant la force. C’est une idée qui n’a rien de nouveau, la