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nécessairement défensive, la Suisse semble faite pour être une neutralité, et cette neutralité alpestre, placée entre quatre ou cinq États, semble gardée par la nature, par le courage d’un peuple énergique en même temps que par le droit diplomatique. Cela ne veut pas dire que la Suisse ait été toujours à l’abri des violations de territoire et qu’elle ne puisse être encore exposée à subir le contrecoup des grandes guerres. On connaît l’exemple le plus décisif. Lorsque la coalition de 1813, se resserrant par degrés sur la France, arrivait d’un côté sur la Meuse, de l’autre au pont de Bâle, le chef des armées autrichiennes, le prince de Schwarzenberg, n’hésitait pas à inonder la Suisse de ses soldats pour prendre la France à revers, par le Jura et par le Rhône, tandis qu’un autre corps devait s’avancer par le Simplon. Chose curieuse ! l’empereur Alexandre Ier, qui s’était d’abord engagé, par une sorte de chevalerie, à faire respecter l’indépendance suisse, avait commencé par se révolter contre la résolution du généralissime autrichien, et quand on lui disait que tout était fini, qu’on était entré en Suisse, il se bornait à gémir et il se résignait en disant : « Ce qui est fait est fait. Au point de vue militaire, l’opération est bonne… Marchons droit au but et ne parlons plus de cela[1] ! » Tous les chemins étaient bons pour marcher sur la France. A rester dans le vrai, cependant, on pourrait dire que la Suisse, organisée comme elle l’était, depuis 1802, par la souveraine médiation de l’empereur, protégée et plus ou moins dominée par la France, n’était qu’une neutralité fictive ou vassale ; œuvre d’un tout-puissant génie, elle faisait pour ainsi dire partie du système napoléonien et, dès lors, ces violations de territoire pouvaient, jusqu’à un certain point, se couvrir d’un prétexte spécieux. Par le fait, la vraie neutralité, la neutralité moderne de la Suisse date de 1815, des traités qui l’ont reconnue et définie, qui l’ont en quelque sorte incrustée dans le droit public, en lui donnant la sanction collective de toutes les puissances de l’Europe. L’État helvétique sortait du congrès de Vienne agrandi de territoire, — il passait de dix-neuf à vingt-deux cantons, par l’annexion du Valais, de Genève, — fortifié, confirmé dans ses privilèges d’inviolabilité traditionnelle, fixé dans ses conditions nationales et extérieures. C’est la Suisse, telle qu’elle a

  1. M. de Metternich, au tome Ier de ses Mémoires, raconte d’un ton dégagé cet épisode de l’entrée des alliés en Suisse et ses conversations avec l’empereur Alexandre Ier. Le souverain russe et le chancelier autrichien avaient beau être des alliés, ils ne s’entendaient guère. L’empereur Alexandre était évidemment sincère dans les promesses qu’il avait faites à La Harpe, à Jomini et à ses amis du pays de Vaud ; M. de Metternich se moque un peu, sans rire, de ses engagemens chevaleresques. Dans tout cela, l’empereur François-Joseph laisse son chancelier jouer avec Alexandre : c’est un peu la comédie dans le drame.