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vieux continent se débat, dans l’attente des événemens, sans savoir de quel côté ils viendront ni quelle extension ils prendront.

Les mots ont un étrange rôle en politique. Une des plus curieuses et des plus audacieuses fictions contemporaines est certainement de représenter cette alliance centrale, préparée et nouée avec un art profond par le plus habile des hommes, sous le nom de « Ligue de la paix. » C’est devenu le mot d’ordre courant et banal des discours de tous les princes ou ministres de l’alliance qui éprouvent le besoin de faire illusion à leurs peuples, dont ils épuisent les ressources, et un peu aussi, à ce qu’ils croient, au monde. Si on multiplie les armemens sur terre et sur mer, si on compte les soldats par millions, c’est pour mieux protéger la paix et ses bienfaits ! Si on signe des conventions militaires réglant d’avance la coopération des armées, si les états-majors voyagent entre Berlin et Rome, et ont leurs secrets arrangemens, c’est toujours dans l’intérêt de la paix ! C’est la triple alliance qui est la souveraine garantie de la paix ! On le dit à Berlin, on le répète à Vienne et à Rome. C’est le langage officiel, c’est l’apparence ! Au fond, quels que soient les artifices d’une diplomatie accoutumée à déguiser sa pensée, cette combinaison, qu’on dit conçue pour la paix, est le vrai et sérieux danger, la source permanente d’inévitables complications. Née d’une politique de conquête et de suprématie, qui a su s’assurer des complicités, elle est la cause première de cet état d’incertitude et de tension qui n’est pas la guerre, mais d’où la guerre peut sortir à tout instant. Elle n’est pas seulement une menace pour des neutralités qui sont exposées à subir le contre-coup des grandes querelles ; elle a provoqué une sorte de révolution dans les rapports en Europe, des combinaisons nouvelles. En un mot, à la triple alliance a répondu, sinon une autre alliance bien précise, du moins un rapprochement instinctif, nécessaire entre d’autres États qui ont aussi leur droit, leur rang et leur rôle dans les affaires de l’Europe. Parlons plus net : c’est la triple alliance qui a suscité l’idée d’une alliance possible entre la France et la Russie.

Un jour, il y a quelques années déjà, le vigoureux et entreprenant génie qui, depuis un quart de siècle, règne à Berlin, déclarait, non sans une certaine ostentation peut-être calculée, que l’Allemagne, sans compter ses alliés, pouvait envoyer un million d’hommes à sa frontière du sud, un million d’hommes à sa frontière du nord, en gardant un troisième million d’hommes de réserve. Si, par cet étalage superbe des forces allemandes, il croyait en imposer, il dévoilait aussi la double préoccupation qui l’agitait ; il avouait qu’il avait désormais à fixer son regard sur ses deux