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de transition une transformation très sensible dans sa manière d’être et de vivre. Pendant les règnes précédens, elle s’était élevée surtout par le travail et par l’épargne ; ceux qui sortaient de ses rangs pour pénétrer dans les régions tout à fait supérieures de l’état montaient par degrés, quittant leur propre sphère, après avoir traversé les emplois austères de la magistrature ou les fonctions, plus modestes en apparence, mais plus importantes, en réalité, de l’intendance. Anoblis alors par grâce royale, ils ne songeaient qu’à se perdre et à se confondre dans le monde où ils étaient appelés et à y faire oublier leur origine. La bourgeoisie, sous Louis XV, commence à présenter un tout autre aspect, prélude d’une révolution économique et symptôme d’une révolution sociale. De très grandes fortunes, acquises soit par des services pécuniaires rendus à la royauté pendant les malheurs des dernières années de Louis XIV, soit dans les grandes opérations financières si malheureusement tentées sous la régence, — mais dont des joueurs prudens avaient su se retirer à temps, avant la catastrophe, — avaient créé, à Paris surtout, toute une bourgeoisie riche, en état de se suffire pleinement à elle-même. Sa fortune dépassait celle de la noblesse de cour, que de grandes propriétés foncières, mal administrées et encombrées de substitutions, ne préservaient ni des embarras, ni même parfois de la ruine. C’est en réalité la première apparition, dans notre histoire, de cette puissance du capital et de la richesse mobilière qui, fécondée par le crédit, produit sous nos yeux tant de merveilles. Les dépositaires de ce pouvoir nouveau étaient surtout les fermiers-généraux, qui détenaient entre leurs mains, par la perception de l’impôt, toutes les ressources d’un état souvent obéré, obligeaient les ministres et le roi lui-même à compter avec eux, et, dans des jours de détresse et de nécessité pressante, les tenaient véritablement à leur discrétion. Partout où un pouvoir existe, se groupe autour de lui une réunion de cliens et de complaisans qui prend plus ou moins l’apparence d’une cour ; c’était de cas de ces petits potentats financiers qui formaient entre eux, une confrérie assez étroite. Loin de cacher une opulence qui, en d’autres temps, en les désignant à l’envie, aurait attiré sur eux une défaveur menaçante, ils prenaient plaisir à l’étaler dans de magnifiques hôtels à Paris, dans de somptueuses maisons de campagne, où ils déployaient un luxe élégant. C’était le théâtre de réunions brillantes où se pressait une société mêlée de toutes sortes de distinctions : des artistes, des gens de lettres, d’illustres étrangers visitant la France, des seigneurs, même du plus haut parage, et des abbés de cour fuyant l’étiquette et l’ennui des grandeurs.