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Le christianisme est complètement primé par la philosophie profane, par la science, par la littérature mondaine. Parmi les apologistes, rien que des noms obscurs : Bergier, l’abbé Guénée ; parmi les philosophes, on cite deux métaphysiciens, Gerdil et l’abbé de Lignac ; mais l’un n’est qu’un disciple de Malebranche, et encore est-il Italien ; l’autre, ignoré de son siècle, n’a été exhumé que par Maine de Biran. En littérature, c’est Voltaire seul qui, dans Zaïre, a fait vibrer la corde chrétienne ; dans la chaire, rien que des noms oubliés, Neuville, l’abbé Poulle ; un seul cri éloquent, l’exorde du père Bridaine ; à la fin du siècle, un habile écrivain, mais de troisième ou de quatrième ordre, l’abbé Maury. Si vous cherchez une grande page sur le christianisme, c’est à Jean-Jacques qu’il faut la demander : « L’Évangile parle à mon cœur, » disait-il dans un admirable passage du Vicaire savoyard ; et ainsi c’est encore la philosophie qui trouve des accens pénétrans en faveur du christianisme. Les disputes jansénistes qui remplissent le siècle n’ont plus la grandeur du siècle précédent ; elles tombent dans la platitude de la plus lourde controverse et de la plus grossière superstition. Tout était en décadence. L’incrédulité avait pénétré jusque dans l’Eglise. Un abbé recommandait un moine athée à son évoque pour lui faire donner une cure, et lui disait : « Vous lui rendriez peu de justice si vous le croyiez incapable de faire abstraction de ses spéculations philosophiques pour remplir les devoirs graves d’un ministère public et sacré. Il sait penser avec les sages et agir comme il convient avec ceux qui ne le sont pas[1]. » On vit au moment de la Révolution la preuve de cette dégénération de la foi par le nombre de prêtres ou de congréganistes qui abandonnèrent l’Église pour le siècle, et qui comptent parmi les libres-penseurs de ce temps : Talleyrand, Lakanal, Daunou, étaient de ce nombre. L’Église, de nos jours, n’aime pas la Révolution ; et c’est là le principal danger de notre société ; cependant, si elle y regardait de près, elle y verrait sa propre régénération. L’Église nouvelle, aussi bien que la société nouvelle, est fille de la Révolution. Si les mœurs y sont plus pures, la charité plus puissante, si la science y jette un plus vif éclat, si la foi y est entière, c’est que les vocations y sont libres, c’est que le mérite et non la naissance y décide de la fortune, comme dans la société laïque ; c’est que le mouvement de l’esprit qui anime le siècle s’est communiqué à ceux mêmes qui le combattent, c’est que la liberté et l’égalité ont produit là comme ailleurs leurs conséquences légitimes. En perdant ses privilèges, l’Église a perdu ce qui la perdait. Elle

  1. Voir les Antécédens de l’hégélianisme en France, par Emile Beaussire, p. 5.