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l’abondance et au bien-être. Sarah, avec sa fragilité de petite fée, son existence désolée, la façon bizarre qu’elle avait de les dévisager en braquant sur elles indéfiniment ses grands yeux, les déconcertait tout à fait. — Elle a toujours l’air de vous deviner, avait dit d’elle une certaine petite peste qui jouait volontiers de méchans tours.

— Et je devine, en effet, répliqua vivement Sarah aussitôt que ce mot lui fut répété ; c’est pour cela que je regarde les gens. J’aime à savoir, et après… je les lis comme des livres.

Pour sa part, elle ne faisait jamais de méchancetés, ne se mêlait des affaires de personne. Elle parlait peu, réfléchissait beaucoup. Nul ne savait si elle était heureuse ou malheureuse, sauf peut-être Emilie, la poupée qui logeait dans sa mansarde et dormait sur son petit lit de fer. Sarah croyait à demi qu’Emilie pouvait comprendre ses sentimens, bien qu’elle ne fût que de cire ; elle l’interpellait :

— Tu es la seule amie que j’aie au monde. Pourquoi ne veux-tu pas me parler ? Je suis sûre que tu le pourrais, si tu essayais seulement. Cela devrait te donner du cœur de savoir que tu es l’unique bien que je possède. A ta place, j’essaierais.

Une de ses imaginations était qu’Emilie la protégeait à la façon d’un bon génie ; chez Sarah, tout était imaginations. Sa pauvre vie d’enfant abandonnée se composait de chimères. Elle se figurait ceci ou cela, jusqu’à ce qu’elle finît par le croire ; elle n’eût été surprise de rien de ce qui aurait pu lui arriver d’extraordinaire… La vue des livres lui faisait toujours éprouver comme une sensation de faim ; elle s’en approchait, ne fût-ce que pour en lire les titres. Et quand elle avait réussi à les dévorer, elle en donnait aux autres la substance sous une forme vivante, amusante, inoubliable, qui faisait son triomphe dans la classe de l’A, B, C, dont elle était chargée. C’était un talent à part. Elle savait rendre les moindres choses intéressantes. — Il n’y a rien au monde qui ne soit une histoire, disait-elle à la plus stupide d’entre ses compagnes. Vous êtes une histoire, je suis une histoire, miss Minchin est une histoire ; on peut tirer une histoire de tout.

— Non, je ne peux pas, répondait la jeune sotte.

— C’est possible, vous êtes un peu comme Emilie… Il n’y a pas de votre faute, en somme.

Et plus Sarah lisait, plus son imagination se développait. L’un de ses principaux amusemens était de supposer des choses : un souper somptueux, quand elle avait l’estomac vide ; un bon feu, quand elle avait froid ; un lit douillet, quand elle était réduite à un grabat. Essayait-on de l’humilier, Sarah supposait qu’elle était une princesse et qu’il dépendait de sa volonté d’envoyer à l’échafaud ceux qui l’avaient offensée… »