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être singulièrement familière, paraît-il, en Amérique ; elle confine à la camaraderie et au flirt. Mrs Amory emprunte à son ami « Larry » un langage frivole et railleur, un masque de légèreté qui jamais ne tombe. C’est en élève de « Larry » qu’elle parle dans la jolie tirade où elle déclare ne pas jouir des émotions, ne pas les aimer : — Si j’en avais une, par hasard, explique-t-elle, je ne pourrais m’empêcher d’analyser ses effets ; je me dirais tout le temps : « maintenant j’ai chaud, maintenant j’ai froid, » et quand ce serait fini, je serais lasse non pas seulement de l’émotion elle-même, mais de prendre ainsi ma propre température. — Le monde qui entend ces propos et qui se laisse charmer par cette jolie personne, toujours prête à jouir de tout et possédée d’un besoin de plaisir presque fiévreux, la croit naturellement tout le contraire de sentimentale et de malheureuse ; son imperturbable empire sur elle-même est en effet prodigieux, il lui nuit même aux yeux du lecteur, qui se lasse de ce perpétuel sourire, de cette étourdissante activité mondaine, de cet esprit tendu sans cesse pour lancer des mots brillans, lesquels ne sont pas toujours d’un goût irréprochable. Par parenthèse, le ton de la meilleure société de Washington n’a aucun rapport avec ce que nous appellerions ici le ton de la parfaitement bonne compagnie. L’auteur nous parle beaucoup de distinction, de raffinement, de subtilités, de nuances, mais nous ne les sentons guère. La grande distinction de Mrs Amory et son grand mérite consistent à ne pas faire souffrir les autres de ses propres erreurs, bien qu’elle en souffre elle-même ; elle est une délicieuse épouse pour le mari qu’elle a jugé depuis longtemps et qui, de son côté, ne la prend point au sérieux ; elle est une délicieuse amie, une délicieuse maîtresse de maison, une mère attentive, une infatigable danseuse ; elle s’impose d’être superficiellement coquette avec Tredennis, qu’elle adore, et d’aller partout où l’on s’amuse quand sa santé, son humeur lui commanderaient de rester tranquille ; elle suffit à tout et s’est évidemment juré, avec une bonne volonté louable, de tirer le meilleur parti possible de son sort, d’être satisfaite quand même du peu qu’elle a. Comment s’étonner qu’une pareille contrainte la rende nerveuse à l’excès ? Cette mondaine, en somme, est une martyre. Son père l’a deviné le premier, mais il croit que l’objet de la passion contre laquelle, d’un effort désespéré, elle lutte sans relâche, n’est autre que Laurence Arbuthnot, ce dandy fourvoyé dans l’administration, qui paraît la troubler quand il chante avec trop d’expression la Sérénade de Schubert. L’habitude du microscope n’a pas rendu très clairvoyant le digne professeur, puisqu’il charge Philip Tredennis de veiller sur Mrs Amory, de se mettre entre elle et l’homme qu’elle aime. Voilà comment Philip, qui, en réalité, est cet homme, l’homme