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aveugle, sans savoir ce qu’elle fait. Supposons qu’un enfant fasse sauter un tonneau de poudre en jouant avec des allumettes ; il ne serait pas plus surpris, plus terrifié que ne l’est Bertha devant un autre genre d’explosion. Mais la colère du sénateur Blundel ne se tourne pas contre elle ; ce brave homme est persuadé de son innocence, malgré toutes les preuves apparentes du contraire. Par pitié pour elle, il jette au feu, sans l’ouvrir, l’enveloppe qu’elle lui a remise de la part de son mari et promet d’en ignorer le contenu, de ne point dénoncer au pays tout entier, comme il en aurait envie, cette démarche effrontée. Malgré tout, des rumeurs fâcheuses circulent sur la fin lamentable de la grande affaire westorienne et sur la fuite d’Amory, qui, démasqué, ruiné, n’a trouvé rien de mieux à faire que de passer à l’étranger en laissant à d’autres le soin de défendre la réputation de sa femme. Blundel et Tredennis s’acquittent de cette tâche de la façon la plus chevaleresque. La malheureuse Bertha leur doit de n’être pas mise au ban de la société. Celui qu’elle a tant fait souffrir, le sublime Philip, va jusqu’à essayer de lui persuader qu’Amory n’a joué que par ses ordres avec de l’argent qui lui appartenait. Bertha voit qu’il veut, au prix d’un mensonge, la laisser riche ; non seulement elle refuse ce secours matériel inacceptable, mais encore, avec un courage surhumain, elle exige que l’homme dont la grandeur ne lui est jamais plus clairement apparue s’éloigne, la laisse toute à ses derniers devoirs, à ses devoirs de mère. Tredennis sera tué bientôt après dans une escarmouche contre des Indiens rebelles, et la petite Janey Amory héritera de la fortune dont sa mère n’a pas voulu. C’est tout de bon une veuve qui vit, triste et le cœur brisé, chez le professeur Herrick, mais nul ne sait le nom de celui dont en secret elle porte le deuil inconsolable. M. Richard Amory s’est fixé à Paris ; il y brille au milieu de la colonie américaine en continuant des spéculations qui sont quelquefois heureuses.

Tel est ce roman, où la préoccupation de soutenir certaines thèses nuit à l’intérêt de l’intrigue et au naturel du dialogue. Par exemple, les saillies spirituelles de Bertha sont entremêlées de tirades telles que celles-ci qui n’ont que fort peu, on en conviendra, l’allure habituelle de la conversation ; il s’agit d’un président de la République, nouvellement élu :

— Oui, en effet, dit Mrs Amory, il a l’air fatigué, bien que ce soit assez déraisonnable de sa part. Il n’a rien à faire, en somme, que suffire aux demandes de deux partis politiques qui se haïssent et à réparer les sottises commises pendant des douzaines d’années par ses prédécesseurs. Pour cela il a quatre ans devant lui et tout le monde lui donne des conseils. Je me demande s’il est content et s’il se rend compte au juste de ce qui lui est arrivé. Il n’est pas