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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/458

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des efforts acrobatiques extraordinaires, il se trouve que l’équilibre est recouvré ; on conclut alors que les catastrophes prévues sont probablement remises aux prochaines élections, on pousse un soupir de soulagement, et c’est toujours à recommencer.

Hélas ! nous connaissons par expérience cet état de choses républicaines, nous le considérons sans plaisir ; malgré tout l’intérêt que les amours inavouées de Philip et de Bertha, les coupables spéculations d’Amory, les talens de société de Laurence Arbuthnot, la bonhomie du sénateur Blundel et autres assaisonnemens distribués d’une main savante peuvent ajouter au récit des embarras et des fautes de l’administration, nous quittons sans regret ces deux volumes, un peu surchargés, pour la courte, simple et délicieuse histoire du Petit lord Fauntleroy, une histoire racontée aux enfans et qui enchante les grandes personnes.


III

L’éducation d’un terrible grand-père par le plus charmant des petits-fils, tel est le sujet de Little lord Fauntleroy ; chez nous ce sujet passerait pour subversif, puisqu’il est convenu que dans tous les livres dédiés à la jeunesse, les parens et les maîtres doivent être sans reproche, mais en Angleterre et en Amérique on se soucie beaucoup moins qu’en France de servir aux enfans une leçon de morale toute faite, si l’on se préoccupe davantage de ne pas scandaliser leurs aînés par des peintures trop libres et trop hardies. Les Souvenirs de jeunesse du comte Tolstoï n’y auraient pas été expurgés avant de devenir un livre d’étrennes et la première partie de l’Histoire de Sybille irait dans toutes les mains. Il y a une remarque très caractéristique à faire en passant : ici l’on dissimule avec soin la vérité de la vie à ceux qui savent lire jusqu’au moment convenu où les derniers voiles sont brutalement arrachés, ne laissant rien dans l’ombre, pas même ce qui gagnerait le plus à y rester ; là-bas il y a moins de scrupules, moins de réserve au début, beaucoup moins de bandelettes et de lisières, mais, en revanche, un respect indéfiniment prolongé de la décence ; bref, pour continuer les comparaisons, l’on ne passe pas d’une fade bouillie aux plus brûlantes épices, on se nourrit à tout âge de viandes saines et sans grand apprêt. Little lord Fauntleroy ne pouvait voir le jour que dans un pays où la morale littéraire est ainsi comprise. Ce sera sa rare et heureuse fortune de faire pleurer et sourire encore, chaque fois qu’ils le reprendront, ceux qui, vingt années auparavant, l’auront lu avec délices, et de séduire les blasés après avoir gagné le cœur des naïfs.