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le sable mouvant près de Calais, le cheval enlisé, le porte-manteau englouti, etc., et l’on s’étonne que M. de Vergennes, diplomate et ministre, ait été plus crédule que le chevalier. Le ministre autrichien Kaunitz ne fut pas d’aussi bonne composition ; l’étrange courrier de cabinet qu’était Beaumarchais lui apparut sous son vrai jour : il ne vit en lui qu’un valet de l’ancien répertoire, et le traita simplement de « drôle. » Les protestations indignées de Beaumarchais et de plusieurs de ses biographes ne peuvent faire que ce terme énergique ne soit, dans le cas présent, d’une exacte justesse. A partir de ce moment, il devient difficile de prendre Beaumarchais au sérieux. On peut tout au plus faire observer que, si le caractère de l’homme est entamé par ces louches aventures, l’auteur du Barbier de Séville y a complété l’expérience nécessaire pour imaginer Figaro. Mais, comme il dut y perdre ce qui lui restait encore de respect pour les puissances ! La noblesse et la magistrature lui inspiraient haine et mépris ; va-t-il maintenant aimer la royauté ? Louis XVI ne pouvait compter ni sur la reconnaissance, ni sur l’estime de son agent : l’homme avili par certaines besognes rend à celui qui les commande le mépris qui les fait commander : « Tenez, monsieur, dira Figaro, n’humilions pas l’homme qui nous sert bien, crainte d’en faire un mauvais valet. » Cependant, le plus mauvais pas est franchi dans l’histoire de Beaumarchais ; en avançant, on pourra s’étonner et sourire : il n’y aura guère à s’indigner ; malgré l’éternelle poursuite de l’argent, la plupart de ses actions vont être avouables, plusieurs généreuses. La considération lui manquera toujours aux plus beaux momens de sa gloire, il laissera souvent prise à la médisance, sinon à la calomnie, mais il ne leur donnera que rarement raison.

Lorsqu’éclate la guerre d’Amérique, il s’avise qu’il y a là matière à des opérations aussi libérales que fructueuses. Il les conçoit sur un plan grandiose et se procure deux rois comme bailleurs de fonds, celui de France et celui d’Espagne. Il équipe de véritables flottes, contribue aux victoires du comte d’Estaing, amasse une fortune énorme, la perd, en regagne une partie. Le tout, pour n’obtenir des hommes d’état de Philadelphie qu’une parfaite ingratitude. Mais cela ne le corrigera ni du goût des spéculations, ni de celui des entreprises à effet. Après les insurgés d’Amérique, il offrira ses talens à son propre pays, et la dernière affaire qu’il entreprendra pour la poursuivre avec une obstination tantôt admirable, tantôt folle, ce sera une fourniture de fusils aux armées de la Convention.

Si la comédie exige de ceux qui veulent amuser leurs semblables d’avoir beaucoup vu et beaucoup appris, personne n’y était mieux préparé que Beaumarchais lorsqu’il l’aborda entre