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comte Almaviva explique et rend possible Figaro. Il tient au passé par des racines encore plus profondes et a pour ancêtres tous ceux qui, dans la suite des temps, s’attribuèrent un privilège de richesse et de domination, fonde sur le droit historique et sur la force, il arrive au moment où ce privilège est ruiné par la discussion ; il le sent et il en prend son parti. Toutefois, il n’est pas éloigné de croire que le moindre effort de volonté lui suffirait pour retenir tout ce qui lui échappe. De là bien des contradictions dans ses actes et ses paroles. Tout à l’heure, il permettait à « mons Figaro » des réflexions très agressives ; maintenant, il rétablit les distances. Il a du reste, quoi qu’en dise Figaro, des qualités de premier ordre : de la bonté, une intelligence très ouverte, une grande distinction de manières et de langage, de la race en un mot. Il semble que Beaumarchais, obligé et victime de la noblesse, hôte de Versailles et prisonnier du For-l’Évêque, n’ait pu se défendre d’un peu de reconnaissance et de sympathie envers ceux dont il se vengeait : pour mettre sa conscience en repos, il les couronne de fleurs en les sacrifiant.

Car, pour la première fois dans notre ancien théâtre, l’inspiration de la pièce emprunte beaucoup à la politique, et c’est là une grande nouveauté, indice d’un profond changement dans l’esprit public. C’est que, depuis cinquante ans, la politique était devenue le thème préféré de la littérature et des conversations. Jadis, on chansonnait les ministres, mais on ne discutait pas le principe du pouvoir ; on ne prononçait guère certains mots, qui désormais seront dans toutes les bouches : devoirs des gouvernans, droits des gouvernés, respect de la nation. Sous Louis XIV, un « patriote, » comme Vauban, faisait scandale et personne ne prenait au sérieux la race bavarde des « nouvellistes. » Sous Louis XV, un club d’économistes s’est installé dans le palais de Versailles, on s’est paré du titre de « citoyen ; » dans les cafés, dans la rue, sous les ombrages des Tuileries et du Luxembourg, on a discuté toutes les institutions avec une hardiesse que les espions de police n’intimidaient pas. Et voici que maintenant, sous Louis XVI, la comédie s’attaque à ces institutions ; elle les traduit sur la scène, elle les soumet au plus redoutable des examens, celui qui recommence tous les soirs devant un public toujours renouvelé, où les sentimens de chacun se multiplient par ceux de tous, avec le grossissement nécessaire à la scène et la concentration vigoureuse qu’elle exige de la satire. Je rappelais tout à l’heure les devanciers français de Beaumarchais dans la conception de ses personnages et de son sujet ; cette fois, pour lui trouver un modèle aussi hardi que lui-même, il faudrait remonter jusqu’à Aristophane.