Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/575

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son service, au milieu des aigres-fins, des sots et des pieds-plats qui l’assiègent, il conserve la sympathie du spectateur, car il n’a rien de vil ni de bas, alors que vilenie et bassesse grouillent autour de lui. Son règne finit et celui de Figaro commence, mais le vaincu vaut mieux que le vainqueur. Même son intrigue avec Suzanne, même la querelle, un moment très violente, qu’il fait à la comtesse, ne parviennent pas à le rendre ridicule.

Tout autre le « deviendrait vite entre ces deux femmes qui s’entendent pour le jouer : « Je ne suis plus cette Rosine que vous avez tant poursuivie, dit l’une ; je suis la pauvre comtesse Almaviva. » Pour les besoins de la cause, elle se fait un peu trop dolente ; mais elle a raison : chez elle comme chez tant d’autres, le mariage a produit une métamorphose complète. L’ingénue d’autrefois est maintenant une vraie grande dame, aussi noble que son noble époux. « Imposante, » comme le dit Chérubin, digne jusque dans l’intrigue, mais toujours « sensible, » elle ne retient de son ancien rôle que l’expérience de l’amour défendu et elle commence à s’en servir. Beaumarchais la définit « aimable et vertueuse ; » aimable, certes, vertueuse peut-être, mais dans le sens très large que le XVIIIe siècle donnait à ce mot.

Pour Suzanne, il n’y aurait pas dans tout son rôle, selon le même Beaumarchais, « une phrase, un mot qui ne respire la sagesse et l’attachement à ses devoirs. » C’est beaucoup dire, et il ne faut voir là qu’un argument en faveur d’une thèse. Admettons qu’au moment où le rideau se lève, cette soubrette, devenue la plus singulière des ingénues, ait encore tous les droits à la couronne virginale qu’elle essaie gracieusement ; Figaro n’en court, pas moins de grands risques. Elle est de celles, en effet, dont les résistances ne durent pas toujours, et, si le comte était moins pressé, il en viendrait à ses fins peu après la cérémonie. A défaut d’expérience, elle a trop de science, comme le prouve l’empressement avec lequel elle organise, pour l’agrément de sa maîtresse et le sien propre, un jeu très dangereux avec le petit page, et sa réflexion en le voyant sauter délibérément par la fenêtre : « Si celui-là manque de femmes… »

Telles qu’elles sont, avec leurs qualités et leurs défauts, maîtresse et soubrette représentent bien l’idée que Beaumarchais et ses contemporains se faisaient des femmes et de l’amour : les femmes, des créatures nullement farouches, plus désireuses d’intrigue que de passion, sensibles, c’est-à-dire ne se refusant rien lorsqu’elles y trouvaient leur plaisir et laissant beaucoup espérer même par leurs résistances ; l’amour, un sentiment où la tête avait autant de part que le cœur, propre à égayer l’existence, mais pas