Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/601

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

paix pour trente ans. On abandonna aux vengeances de Sapor le roi d’Arménie. On eût tout concédé pour avoir le droit de vivre. Satisfaits de leur avantage, les Perses s’éloignèrent, et l’armée put continuer sa route le long du fleuve, cherchant non pas un gué, mais un coude où l’eau fût plus calme. On crut l’avoir trouvé dans le voisinage de Tekrit. Quelques soldats essayèrent alors, comme l’avaient fait plus bas les Gaulois et les Sarmates, de gagner la rive droite du Tigre, à la nage. La plupart se noyèrent ou furent massacrés par les Arabes. L’exemple servit de leçon aux autres et arrêta les plus impatiens. Des claies d’osier, des outres gonflées furent alors rassemblées en assez grand nombre, sur le bord. A un signal donné, un premier convoi partit avec ensemble, coupant le fil de l’eau obliquement. D’autres convois suivirent. Les bateaux que portaient les chariots à la suite de l’armée sur ces entrefaites arrivèrent : on s’empressa de les lancer sur le fleuve. Ils reçurent à leur tour de nombreux passagers. L’empereur s’embarqua un des derniers. En brave soldat qu’il était, il fit jusqu’au dernier instant noblement son devoir.

Le fleuve était franchi ; les privations n’en devenaient pas moins dures. Le pays n’offrait aucune ressource. Il fallut remonter jusqu’à Ur, forteresse ennemie qui porte aujourd’hui le nom de Kal’ah Sherkat, pour obtenir de la pitié des Perses quelques provisions. Enfin, après dix ou douze jours de marche, pendant lesquels les chevaux n’avaient pas même trouvé de l’herbe à brouter, Nisibe apparut. Procope y attendait Julien. Il remit à Jovien les vivres qu’il apportait et qui, livrés plus tôt, auraient épargné une paix humiliante à l’empire.

De Nisibe, qui allait cesser d’être romaine, l’empereur put gagner facilement Antioche et poursuivre avec des troupes fraîches ou reposées son voyage à travers la Cilicie. Il avait proclamé à Antioche le retour de l’empire à la religion chrétienne ; il n’eut pas la satisfaction de renouveler cette cérémonie dans la ville du grand Constantin. Parvenu à Dadastane, ville obscure de la Bithynie, quand, pour l’éveiller, on se présenta sous sa tente, on le trouva mort dans son lit.

Ainsi se termina l’expédition de 363. Le jour n’est peut-être pas très éloigné, — telle est la moralité que je voudrais tirer de ce récit, — où l’on aura peine à comprendre qu’on ait jamais, en un pays traversé par des fleuves, songé à faire la guerre sans flottille.


JURIEN DE LA GRAVIERE.