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sur le point d’en venir aux mains, le gérant s’avise d’éteindre brusquement le gaz et de les plonger, avec leur querelle, dans une profonde obscurité. Il paraît que rien n’est plus parisien.

Il faut conclure. Quand ils affectent, pour ceux qui les ont précédés au théâtre, un dédain où leur propre impuissance a presque autant de part que leurs « aspirations vers un art nouveau, » les jeunes gens font preuve d’autant de présomption que d’injustice. Deux ou trois générations d’hommes ne sauraient s’être entièrement trompées sur leur plaisir, ni même sur la qualité de leur plaisir ; et il n’est pas jusqu’aux contemporains de Scribe qui ne nous aient rendu parfaitement raison de ce qu’ils goûtaient en lui. Quand les jeunes gens demandent que l’on débarrasse la scène de quelques conventions surannées, je crois qu’il faut le demander avec eux ; et nous le demandons. Mais, sous le nom trompeur de conventions, il leur faut prendre garde à ne pas envelopper les principes mêmes de l’art. Je n’insiste pas, à ce propos, sur la part indispensable de métier que comporte tout art, sur ce qu’on en pourrait appeler la grammaire ou l’orthogaphe, et qui n’en est pas assurément le tout ni la fin, mais qui ne laisse pas d’en faire une condition nécessaire. Il y aurait de l’enfantillage, — et de la paresse aussi, — à vouloir s’en passer. Je ne fais même pas observer que c’est dans le métier même, et rien que dans le métier, qu’on peut apprendre ou trouver les moyens, non pas de s’en passer, mais de le faire avancer. Je tiens seulement que, quand on mesurerait encore plus étroitement la part du procédé dans l’art, et quand on réussirait presque à la réduire à rien, il resterait toujours qu’un art n’en est pas un autre, que la peinture n’est pas la musique, qu’une ode n’est pas un vaudeville, et qu’une comédie n’est pas un roman. Ce qui revient à dire qu’en tant qu’un genre est défini par des limites précises, qui le distinguent de celui qui lui ressemble le plus, il a ses lois, sinon ses règles, dont on ne peut se dispenser qu’en sortant de l’art même. Et j’accorde enfin que ces règles ou ces lois ne sont point si nombreuses qu’on le croit ; qu’en raison même de leur origine, elles se réduisent à deux ou trois pour chaque genre, dont il y en a bien la moitié qui lui sont communes avec le genre le plus voisin. Mais d’autant qu’elles sont moins nombreuses, ce n’est qu’en s’y conformant qu’on réformera le théâtre. Il en est de l’art comme de la nature, que nous ne pouvons asservir à nos fins qu’en commençant nous-mêmes par entrer dans ses vues, et par feindre, pour ainsi parler, d’en être d’abord les dupes, si nous voulons en devenir les maîtres.


F. BRUNETIERE.