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son patrimoine immémorial, dépecé en lots égaux, partagé par familles ou par têtes, s’est converti en petites propriétés privées. Sur un décret de la Convention, toute la fortune communale, actif et passif, a été englobée dans la fortune publique, pour s’anéantir avec elle par la vente des biens fonciers, par le discrédit des assignats et par la banqueroute finale. Après cet engloutissement prolongé, la propriété communale, même dégorgée et restituée par le fisc, n’est plus telle qu’auparavant ; une fois sorti de l’estomac du monstre, son reliquat, démembré, gâté, demi-digéré, n’a plus semblé inviolable et sacré ; une liquidation est intervenue ; « il y a beaucoup de communes, dit Napoléon[1], dont les dettes ont été payées et dont les biens n’ont pas été vendus ; il en est beaucoup d’autres dont les biens ont été vendus et dont les dettes n’ont pas été payées… Il en résulte que les propriétés de certaines communes ne sont pas très respectables. » En conséquence, il leur prend à toutes d’abord un dixième de leur revenu foncier, puis le quart du produit de toutes leurs coupes de bois extraordinaires[2], enfin leur capital, tous leurs biens fonciers[3], estimés 370 millions ; en échange, il leur donne 138 millions en inscriptions de rente ; ainsi la perte pour elles, comme le bénéfice pour lui, est de 232 millions, et la vente à l’encan des propriétés communales, commencée en 1813, se poursuit sous la Restauration en 1814, en 1815 et jusqu’en 1816. Une société humaine traitée de la sorte et pendant un quart de siècle cesse d’être une personne, elle est devenue une chose, et, là-dessus, ses membres ont fini par croire que naturellement elle n’est et ne peut être que cela.

Au-dessus de la commune presque morte, le département est tout à fait mort : là, le patriotisme local a été tué du premier coup, à l’origine, par la destruction des provinces. Parmi tant de crimes politiques et tous les attentats commis par la Révolution contre la France, celui-ci est un des pires ; la Constituante a défait des

  1. Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon au Conseil d’État, p. 277 (séance du 15 mars 1806). — Décret du 16 mars 1806 et du 15 septembre 1807.
  2. Ibid., 276. « A ceux qui objectaient qu’un impôt ne peut être établi que par une loi. Napoléon répondait que ce n’était pas un impôt, puisqu’il n’y a d’impôts que ceux établis par la loi, et que ceci (le prélèvement du quart des coupes extraordinaires) serait établi par décret. Il faut être le maître, et le maître absolu, pour employer une telle argumentation. »
  3. Loi du 20 mars 1813. (Sont exceptés les bois, les pâturages et pâtis dont les habitans jouissent en commun, les édifices affectés à un service public, les promenades et jardins.) — Ce que la loi confisque, ce sont les biens ruraux, maisons et usines, affermés et produisant un revenu. — Thiers, XVI, 279. Le 5 pour 100 valait alors 75 francs, et 13S millions en 5 pour 100 donnaient un revenu de 9 millions, à peu près le revenu annuel que les communes tiraient de leurs immeubles confisqués.