Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/818

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

philosophies, tout à fait modernes, ne sont peut-être pas si loin qu’on le croit, sur le chapitre des beaux-arts et belles-lettres, de penser absolument comme, les hommes d’autrefois. Lisez, pour vous en convaincre, le dernier chapitre de la Psychologie d’Herbert Spencer, où il réduit l’art à être simplement la part du jeu dans le labeur humain. La logique des faits se chargera de prouver un jour qu’en tout cas il ne peut guère être autre chose dans les sociétés démocratiques.

Les liens de la parenté étaient singulièrement étroits et puissans dans les anciennes classes nobles, surtout dans les noblesses provinciales, ce qui tenait à deux causes principales, dont la première et la plus importante était l’estime qu’elles avaient d’elles-mêmes, et la seconde la demi-solitude où elles vivaient et qui leur épargnait les occasions où cette estime pouvait recevoir quelque atteinte. La famille des Lucas présente un exemple des plus frappans de cette puissante étroitesse des parentés nobles d’autrefois ; aussi bien l’action des deux conditions que nous venons de dire se laisse-t-elle lire chez eux en toute évidence. En quelle estime la duchesse tenait le sang dont elle était issue, on a pu déjà s’en apercevoir, et cette estime, elle ne la distribue pas entre les divers membres de sa famille, elle la porte tout entière sur chacun d’eux. Tous les fils furent vaillans, toutes les filles vertueuses, dit l’épitaphe de la duchesse, résumant ainsi les jugemens qu’elle porte sur tous ses frères et sœurs. La solitude dans laquelle ils avaient grandi ensemble leur était si nécessaire qu’ils trouvaient moyen de la reconstituer partout où ils allaient, même au sein de la capitale. C’est pour eux et entre eux exclusivement qu’ils prenaient ces plaisirs alors en vogue : promenades équestres dans les rues principales, flâneries à Hyde-Park, et ces soupers et concerts sur l’eau aussi à la mode dans le Londres de Charles Ier qu’ils l’étaient dans le Paris du Menteur de Corneille. Le mariage ne parvenait pas à détruire cette intimité, et les filles, quittant leurs foyers, vivaient la plus grande partie de l’année avec leur mère, empressées qu’elles étaient de retrouver la solitude de leur enfance. Cela allait plus loin encore : en contractant des alliances matrimoniales, les enfans changeaient si peu de famille qu’ils n’entraient pas en rapports avec les parens de leurs conjoints et qu’ils les connaissaient à peine[1]. Marguerite, qui était la plus jeune,

  1. Parmi les mariages des Lucas, il en est un qui conserve encore pour nous un certain intérêt. Le frère cadet de la duchesse, sir Thomas Lucas, épousa la fille de sir John Byron. Ce fut la sœur de l’ancêtre direct d’un certain poète du nom de Noël Byron, fort célèbre sous la restauration, mais aujourd’hui quelque peu passé de mode, paraît-il, quoiqu’il ait accompli le tour de force peu commun de donner à des sentimens, tellement personnels qu’ils en sont excentriques, une belle forme classique, ce qui revient à dire qu’il a eu l’art d’imprimer un caractère général à ce qu’il y a eu de plus particulier au monde.