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prescrites, et c’est alors un cliquetis de seaux, de cuivre, un ramage assourdissant de fillettes ; — les églises, à profusion, presque toutes rebâties, après quelque désastre, dans le style fâcheux du XVIIe siècle, et plus belles de loin que de près ; quelques-unes cependant gardant leur caractère : telle la cathédrale de Sebenico, édifice hardi, vigoureux et incorrect, qui reflète assez bien le génie dalmate. Les angles droits font saillie, la structure intérieure du monument s’accuse au dehors avec une franchise qui n’est pas sans grâce ; la voûte basse et bien arquée peut braver le vent de mer ; les larges fenêtres laissent entrer la lumière à flots. Évidemment cette communauté de marchands n’éprouve aucun tourment mystique ; elle ne subit pas davantage l’influence byzantine. Ses idées ne sont pas profondes, mais elles sont claires. Ses préférences sont pour l’Italie lumineuse, mais déjà plus banale, du XVIe siècle. Elle rêve, après fortune faite, la colonnade de Saint-Pierre. Elle admire les pompeux décors de Palladio. Voici du reste, sur le chevet du temple, la portraiture exacte de ces figures municipales. Ce sont des têtes en haut relief, sortant de la pierre jusqu’au cou, qui vous regardent comme ai travers autant de lucarnes : larges faces rasées de près, respirant l’amour de la vie, triples mentons de moines joyeux, profils de marchands rusés qui s’allongent comme des museaux de renards, figures plus fines et plus fouillées de nobles hommes, toutes les conditions s’y trouvent. Le ton général est une vigueur de bon aloi, un épanouissement de sève qui fait éclater les formes convenues, une verve un peu rabelaisienne, dans le goût de notre maison Jacques Cœur, à Bourges ; en somme, tous les signes d’une santé robuste fouettée par la vie maritime et par l’agitation républicaine.

Parmi les républiques de la côte, deux types se détachent avec un relief extraordinaire, deux cités d’une ampleur et d’une renommée fort inégale, mais d’une ténacité pareille, car elles ont vécu libres l’une et l’autre : environ mille ans, c’est-à-dire autant que Rome depuis sa fondation jusqu’aux Antonins : l’une et l’autre à peu près contemporaines dans la naissance et dans la mort, — je veux dire Venise et Raguse : toutes les deux filles de la mer et de l’antiquité, transformées par le voisinage des grands états républicaines et pourtant assez souples pour se prêter aux combinaisons les plus féodales, sans perdre, à l’intérieur, la beauté des créatures simples ; étouffées lentement à la longue par la marche implacable des nations, comme Herculanum et Pompéi sous les cendres du Vésuve, mais quelquefois supérieures, dans leur décadence, « à cet univers qui s’arme pour les écraser ; » — endormies plutôt, que mortes, car elles conservent, comme des plantes séchées sur place, leur port, leur grâce, et les moindres pétales de leur corolle ;