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reste, le décor est fait de pièces rapportées : le côté gauche représente une ville du moyen âge, et l’on s’attend à voir paraître, sous les ogives du palais du Recteur, des chausses collantes, des aiguillettes, des pourpoints, des barrettes de soie, et des panaches flottans sous le gontalon de Saint-Blaise. Mais à droite, la face unie de la cathédrale, son œil-de-bœuf, ses volutes et ses guirlandes appellent des perruques, des talons rouges, et les gestes arrondis de quelques prélats poudrés. La toile de fond se lève, je veux dire : vous passez une porte, et la scène représente un joli port en miniature, avec un mur d’enceinte, comme à Gênes, un petit quai, une petite jetée, des petits bateaux, et des petits douaniers qui numérotent des petits tonneaux, tout cela grand comme la main, mais d’une perspective si juste que l’œil oublie bientôt les proportions. Maintenant, on peut frapper les trois coups ; le drame historique peut commencer : vous ne seriez qu’à demi surpris, si le brave amiral Mathias Giorgi, s’avançant sur la scène dans sa cuirasse de Milan, le bâton de commandement à la main, vous racontait qu’ici même, en 1378, une flotte imposante appareilla pour aller combattre les galères de la sérénissime république.

Et si vous préférez la comédie moderne, attendez un peu : justement, huit heures sonnent à la grosse horloge du beffroi. Le soleil, déjà haut, dore les clochers de la ville, et le vent de mer fait onduler les platanes sur la blancheur des remparts. Alors, les descendans des anciennes familles sortent un à un des vieux palais armoriés. On ne les voit pas ceindre l’épée, ni se rendre à l’église en litière, précédés d’une douzaine de laquais pour faire écarter la canaille. Ces nobles hommes, dont les ancêtres comptaient déjà plusieurs quartiers à l’époque de la première croisade, endossent une redingote usée, se coiffent d’un vulgaire couvre-chef, décrochent leur canne à bec de corbin et se rendent, avec beaucoup de dignité, jusqu’au café de la ville pour savourer les nouvelles en buvant leur chocolat. Je crois d’ailleurs qu’une tasse leur suffit pour tout un jour. Ils ont le teint blafard de gens qui vivent de souvenirs et d’eau claire plutôt que de beefsteak. En fait, une tranche de bœuf saignant ne s’est peut-être jamais vue à Raguse. Ce qu’on y mange est exécrable. On plane au-dessus des préoccupations matérielles. En revanche, on s’aborde avec de grands saluts, où brille un reflet de l’ancienne politesse. On s’assoit avec lenteur, car on a du temps devant soi ; puis on se raconte de très longues histoires. Peu à peu, le café s’emplit. Chaque nouveau-venu reçoit un accueil proportionné à la noblesse de sa race. Autour des tables de marbre, dans cet air d’estaminet qui sent le vieux cigare éteint, les voilà tous réunis, graves comme des sénateurs,