avec la même intrépidité les débris des chrétiens chassés par les Turcs.
Mais la fermeté de Raguse n’est pas du fanatisme. Elle sait, au besoin, composer et louvoyer. Au pape, qui la presse de combattre le Turc, elle répond, non sans éloquence : « Ne voyez-vous pas que je suis resserrée, entre chrétiens et musulmans, comme entre la mer et la montagne ? Voulez-vous donc que je meure, et avec moi tant de couvens, d’églises, de reliques ? Est-ce vous, très saint-Père, qui voulez m’étrangler par les mains du Sultan ? Trouvez-vous, par hasard, que Venise n’est pas assez puissante et qu’il faut la débarrasser de la seule rivale qu’elle ait dans l’Adriatique ? » — « Allez, mes enfans, répond le pape. Continuez votre petit commerce. Et même, si vous vendez aux mécréans de la poudre et des balles, nous fermerons les yeux. Nous ne sommes point forcés de savoir que ces engins diaboliques peuvent incommoder nos chers frères de Venise. » — Aussi, non seulement Raguse fut toujours exceptée de la défense de trafiquer avec les infidèles ; mais, au XVIe siècle, elle obtint en cour de Rome l’autorisation expresse de leur vendre même des armes.
Les rapports de Raguse avec Venise sont un chef-d’œuvre de diplomatie. Tant qu’elle peut, elle évite la rupture ouverte. Vassale pendant plus d’un siècle, elle patiente et se tait. Lorsqu’enfin la protection du roi de Hongrie lui permet de secouer le joug, n’allez pas croire qu’elle s’abandonne à de basses représailles, comme les autres villes de la côte. Elle reconduit poliment le comte vénitien Marco Superanzio ; puis elle envoie complimenter le Doge. Les Vénitiens ne sont pas en reste de courtoisie. On se sépare au milieu des fêtes ; on allume des lampions sur le grand canal, pour masquer cette mortification. Lorsque, cent ans plus tard, Venise reprit l’avantage, elle se garda bien d’humilier à l’excès la petite république. Elle se contenta, pour tout hommage, du don d’une coupe d’argent. Les fiers Ragusains ne payaient ce tribut qu’en frémissant ; mais le cérémonial était irréprochable. Tous les trois ans, le capitaine du golfe Adriatique, délégué pour recevoir ce tribut, se rendait au port Sainte-Croix. Il attendait l’envoyé de Raguse les rames hautes et la tente dressée. « Le sénateur de Saint-Blaise, dit Pouqueville, portant simarre noire, perruque tombant jusqu’à la ceinture, bonnet carré à la main, après avoir jeté salué de la voix et des instrumens, mais non du canon, était conduit à l’entrée du château de poupe, où il était reçu par l’amiral vénitien… »
On sent que ces antiques rivales se connaissent et s’estiment à leur juste valeur. En face des grands états continentaux, plus forts cependant, mais plus obtus, leur diplomatie montre à la fois moins d’orgueil et moins de ménagemens. La cité maritime, dans ses