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qui rendent possible leur action (finances, économie politique, organisation), ils n’y touchent que rarement et en peu de mots. L’histoire qu’ils écrivent n’est ni complexe ni profonde comme celle qu’écrivent les modernes. Elle n’a pas non plus, dans l’exposition, le même respect du document authentique, du fait directement puisé à la source et transmis sans intermédiaire ; elle ignore la saveur de la réalité toute pure ; elle en donne moins la sensation immédiate qu’elle n’en montre le reflet perçu d’abord par l’œil et par l’esprit d’un artiste. Bref, elle simplifie et elle idéalise.

Cette différence dans la représentation vient en partie de la différence même des objets représentés. Le monde ancien est plus restreint et plus simple que le monde moderne. Dans la cité, si étroite, l’individu grandit par l’exiguïté même du cadre. La science commence à peine ; l’industrie est primitive ; les arts les plus difficiles sont relativement aisés, la division du travail ne les a pas encore portés fort loin : un orateur athénien, un patricien romain s’improvisent tour à tour généraux ou chefs d’escadre ; l’organisation administrative se réduit à peu de chose. Dans cet état rudimentaire des forces spéciales et techniques, les forces morales ont beau jeu. Et elles s’exercent avec d’autant plus d’effet que les individus sont plus voisins les uns des autres, qu’ils se connaissent, et que chacun est apprécié pour ce qu’il vaut. Elles sont d’ailleurs peu compliquées ; car l’âme antique a moins de replis que la nôtre : les conflits entre la conscience et l’état, le sentiment de la difficulté de savoir, l’oppression qui résulte pour l’esprit moderne de la multitude des faits et de la richesse même des expériences, sont des complications morales presque étrangères à l’antiquité. C’est en partie pour cela que les historiens anciens diffèrent des historiens modernes, mais en partie seulement ; car l’histoire même de l’antiquité, quand elle est racontée par un moderne, devient tout de suite autre chose que ce qu’elle était chez un écrivain romain ou grec.

C’est que la différence est surtout dans l’âme de l’artiste : elle est dans le spectateur plus que dans le spectacle. L’esprit antique se représente la vie universelle comme une série d’existences parallèles qui ne se rencontrent ni ne se mêlent ; il est essentiellement polythéiste, malgré les Xénophane et les Héraclite. Aussi, quand il écrit l’histoire, il isole et détache deux ou trois ordres de faits (politiques, militaires, moraux), qu’il étudie à part, dans leur suite logique et leur développement rectiligne : c’est une belle géométrie historique. L’esprit moderne, au contraire, a un sentiment profond et toujours croissant de la continuité des choses, de l’entrelacement indéfini des actions et des réactions ; il s’aperçoit que tout est dans tout, ou, du moins, que tout tient à tout, que la chaîne des effets et des causes est illimitée, qu’elle a des replis et