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Cru servir une grande cause par le moyen du mensonge. Il y a plus qu’une erreur, en effet, dans sa conception de l’histoire ; et quand il impute au « fanatisme » des maux qui tiennent à la condition même de l’humanité, Voltaire ment et il sait qu’il ment. Il sait parfaitement que ce n’étaient point des protestans qui combattaient contre des catholiques à Salamine et à Platée ; il sait que ce n’étaient point des ariens qui combattaient contre des orthodoxes dans les plaines de Cannes ou de Zama ; il sait, parfaitement que ce n’était point du dogme de la transsubstantiation qu’il s’agissait dans les champs. de Philippes ou sur les eaux d’Actium. De même encore il sait que la religion n’est point l’œuvre de « la fourberie des prêtres, » à moins que, comme l’on dit, prêtant ses qualités aux autres, il n’ait vu dans le christianisme qu’une politique analogue à celle des encyclopédistes. Et il sait enfin, puisqu’il ne veut pas lui-même abandonner son « dieu rémunérateur et vengeur, » que cette religion qu’il outrage, après avoir changé la face du monde, a été depuis dix-huit cents ans la consolation, le refuge, et l’espérance de tous ceux qui ont souffert. Étrange façon de servir la cause de la justice et de la vérité, que de commencer par fausser ainsi l’histoire, ce qui donne étrangement à douter de la bonté de la cause ! Mais s’il peut y avoir d’agréables mensonges, il n’y en a jamais d’utiles ; et nous nous demandons en lisant l’Essai sur les mœurs, si les services que le livre a rendus ne sont pas compensés et au-delà par les maux : qu’il a faits.

Et, ne pourrais-je pas ajouter qu’en exagérant le prix de la vie humaine, je veux dire en plaçant dans cette vie même le but et la fin de la vie, Voltaire a renouvelé parmi nous cette crainte de la mort qui est le principe de toutes les faiblesses et de toutes les lâchetés ? Le plus sûr moyen qu’il y ait de bien vivre, c’est de n’avoir pas peur de la mort, et le seul moyen qu’on sache de n’en avoir pas peur, c’est de ne pas trop s’attacher à la vie. Mettre la vie à trop haut prix, c’est donc tarir le courage et la générosité dans leur source. Il se pourrait que ce fût aussi substituer insensiblement le calcul à la charité dans les rapports des hommes ; et qu’ainsi ce grand amour de l’humanité, conçu d’une certaine manière, se terminât à déguiser sous un nom pompeux l’intérêt et l’égoïsme mêmes. On a le droit, je pense, d’hésiter à s’en féliciter. En apprenant aux hommes à respecter la vie de leurs semblables, si Voltaire leur a surtout, appris à respecter la leur, on ne voit pas au moins qu’il y ait lieu de lui en savoir trop de gré. Son œuvre encore ici nous apparaît mêlée, douteuse à tout le moins. On n’ose pas conclure ; et, sans doute, on ne peut pas ne pas être reconnaissant à Voltaire de nous avoir rendu la « vie plus douce, » mais s’il nous l’avait rendue en. même temps moins noble, et s’il l’avait rendue surtout plus sombre aux misérables, faudrait-il encore lui en être obligé ?

Ce qui achève de nous décider à poser la question en ces termes,