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existait avant Voltaire ? Et le fait est qu’en lui vous aurez beau chercher, vous ne trouverez rien d’unique, divinse particulam auræ, rien qui ne fût avant lui dans le monde, rien qui en fasse quelque chose d’autre ou de plus que l’expression de son milieu. Très supérieur à ceux qui l’entourent, il est pourtant de la même famille. Rousseau, lui, n’est que de la sienne, seul en son temps de son espèce, autre en nature, et non pas seulement comme Voltaire en degré. C’est pourquoi l’on peut dire de lui qu’il a enrichi notre « provision d’idées, » parce que nous voyons très clairement, parce que nous pouvons dire, avec certitude et avec précision, quelles sont les idées de Rousseau. Mais, parce que nous ne pouvons pas dire quelles sont les idées de Voltaire, et parce que d’ailleurs il n’y a pas une idée de son siècle, — y compris celles de Rousseau lui-même, quand Rousseau les eut jetées dans la circulation, — que Voltaire n’ait supérieurement exprimée, c’est pour cela que jamais homme n’a mieux représenté cinquante ou soixante ans d’histoire. Ne voit-on pas que c’est aussi pour cela qu’on pourrait l’ôter de son siècle, non pas certes sans qu’il n’y parût, mais sans que l’esprit du siècle différât de ce qu’il est ; et que l’on peut bien concevoir que le cours en eût été ralenti, mais non pas arrêté, ni changé ?

Enfin, si l’histoire est une justice aussi, je pense qu’il est équitable de rendre à chacun sa part, et de ne pas faire à un seul homme les honneurs d’un siècle tout entier. Je sais bien que l’action de toute une armée s’attribue au chef qui la commande ; mais encore, — et quoiqu’ils marchent tous deux en tête de leur troupe, — ne faut-il pas confondre le trompette avec le général. Voltaire n’a été que le trompette ou le clairon retentissant de l’esprit du XVIIIe siècle.


Comme il sonna la charge, il sonna la victoire,


et les échos en retentissent encore. Mais s’il a pris part au combat, ce n’est pas lui qui en a arrêté les dispositions, ce n’est pas lui qui l’a livré sur le point décisif, ce n’est pas lui enfin qui l’avait préparé de loin et rendu comme inévitable. C’est ce que j’essaierai de montrer prochainement, en m’aidant du livre de M. Faguet pour déterminer les caractères les plus généraux du XVIIIe siècle. Je puis bien dire par avance que mes conclusions ne différeront pas sensiblement des siennes, et comme j’y arriverai par un autre chemin que lui, cette rencontre fera peut-être présumer la justesse de ce qu’elles auront de commun.


F. BRUNETIERE.