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NOTRE COEUR. 263

santés que je vous ai adressées. J’ai jugé plus loyal d’agir selon ma nature et de compter sur votre esprit, que je connais. Elle reprit, avec un ton de pitié contente :

— Voyons ! voyons ! Qu’est-ce que c’est que cette folie-là ?.. Il l’interrompit :

— J’aime mieux n’en pas parler.

Elle répliqua vivement à son tour, sans le laisser continuer :

— Moi, je vous ai fait venir pour en parler, et nous en parlerons jusqu’à ce que vous soyez bien convaincu que vous ne courez aucun danger.

Elle se mit à rire comme une petite fille, et sa robe de pensionnaire donnait à ce rire une jeunesse enfantine. 11 balbutia :

— Je vous ai écrit la vérité, la vérité sincère, la redoutable vérité dont j’ai peur.

Redevenant sérieuse, elle reprit :

— Soit, je le sais : tous mes amis passent par là. Vous m’avez écrit aussi que je suis une affreuse coquette : je l’avoue, mais personne n’en meurt ; je crois même que personne n’en soufïre. Il y a bien ce que Lamarthe appelle la crise. Vous y êtes ; mais ça passe et on tombe dans... comment dire ça ?... dans l’amour chronique, qui ne fait plus mal et que j’entretiens à petit feu, chez tous mes amis, afin qu’ils me soient très dévoués, très attachés, très fidèles. Hein ? suis-je sincère aussi, moi, et franche, et crâne ? En avez-vous vu beaucoup de femmes qui oseraient dire à un homme ce que je viens de vous dire ?

Elle avait un air si drôle et si décidé, si simple et si provocant en même temps, qu’il ne put s’empêcher de sourire à son tour.

— Tous vos amis, dit-il, sont des hommes qui ont été souvent brûlés à ce feu-là, même avant de l’être par vous. Flambés et grillés déjà, ils supportent lacilement le four où vous les tenez ; mais moi, madame, je n’ai jamais passé par là, et je sens, depuis quelque temps, que ce sera terrible, si je me laisse aller au sentiment qui grandit dans mou. cœur.

Elle devint familière subitement, et, se penchant un peu vers lui, les mains croisées sur les genoux :

— Ecoutez-moi : je suis sérieuse. Cela m’ennuie de perdre un ami pour une crainte que je crois chimérique. Vous m’aimerez, soit ; mais les hommes d’à présent n’aiment pas les femmes d’aujourd’hui jusqu’à s’ea faire vraiment du mal. Croyez-moi, je connais les uns et les autres.

Elle se tut, puis ajouta avec un sourire singulier de femme qui dit une vérité en crevant mentir :

— Allez, je n’ai pas ce qu’il faut pour qu’on m’adore éperdu-