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Mgr de Boisgelin, ancien archevêque de Tours, émigré rentré qui s’était soumis au concordat en remettant sa démission, prononça un sermon peu écouté. Le peuple avait perdu le respect des églises et des cérémonies. Le lendemain et les jours suivans, il circula beaucoup de récits plus ou moins plaisans et de lazzis vulgaires. Au total, l’impression fut grande et salutaire.

On ne procéda que très lentement à l’installation des évêques dans leurs diocèses, la prudence le commandait. Quelques villes les accueillirent assez mal, les autorités ne leur témoignèrent point partout de la déférence. Les commandans de plusieurs départemens manquèrent de convenance et d’égards. Les offices eurent parfois un caractère dérisoire, la musique du régiment y jouait des airs bouffons. Les mauvais sujets faisaient entendre des clameurs injurieuses, il y eut même des commencemens d’émeute. Le gouvernement ne déploya aucune rigueur et se comporta comme si c’était un mauvais moment à traverser qui ne menaçait en rien l’avenir. Il ferma les yeux sur ces désordres, il ne voulut pas surexciter une opinion dont les démonstrations lui semblaient puériles. On prit le parti d’imputer presque partout ces tristes scènes à la conduite maladroite des préfets. Quelques-uns furent blâmés, d’autres révoqués.

A Carcassonne, les perturbateurs envahirent l’église et lancèrent des pierres qui atteignirent le prêtre. Mon père fit arrêter les coupables et commencer des poursuites judiciaires. Le parti révolutionnaire prit aussitôt les prévenus sous sa protection, on écrivit, on envoya à Paris pour solliciter l’intervention des tribuns et des législateurs du département. Je ne sais ce qui serait arrivé à mon père, évidemment fort ébranlé. M. Chaptal, alors ministre de l’intérieur, lui était favorable ; des amis, avertis par moi, s’occupèrent à parer le coup ; le troisième consul, M. Lebrun, parla de mon père à Bonaparte. On le nomma préfet de Genève, poste beaucoup plus important.

— Il faut le mettre à Genève, dit le premier consul en plaisantant, puisqu’il ne se tire pas d’affaire avec les catholiques, il s’entendra avec les protestans.

J’avais assisté avec contentement et reconnaissance à l’œuvre accomplie par le premier consul, j’admirais ses victoires et ses glorieux traités ; mais je voyais avec inquiétude le pouvoir absolu s’établir de jour en jour, sans contrôle, sans libre délibération. Le bienfait de la paix avait à peine duré un an, et il était évident que la guerre avec l’Angleterre amènerait un conflit avec l’Europe entière. Le pays se préoccupait peu de semblables considérations. La lutte contre l’Angleterre ranimait de vieilles haines, et le patriotisme français se montrait, comme toujours, prêt à s’enflammer pour les aventures belliqueuses.