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s’agit-il de modifier un sentiment, un penchant, une habitude, il y faudra des mois et des années. L’intelligence est donc plus flexible, plus mouvante, plus progressive que le reste de notre constitution ; par cela même on peut agir sur elle avec plus de facilité. Placez devant les yeux d’un myope des verres qui rendent les objets visibles, il sera bien forcé de convenir qu’il les voit ; montrez une goutte d’eau à l’ignorant dans le champ d’un microscope, il sera bien obligé de reconnaître que la goutte d’eau est habitée. L’intelligence est, aux autres facultés de notre esprit, ce que les yeux sont aux organes de notre corps, un tact à distance. Il en résulte que l’activité intellectuelle a une puissance supérieure pour diriger et pour transformer les autres genres d’activité. Comme elle découvre dans les choses des côtés nouveaux, elle produit par cela même un double effet : elle excite de nouveaux sentimens, elle ouvre de nouvelles voies à l’action. Toute idée nouvelle tend à devenir aussi un sentiment et une impulsion, par conséquent une idée-force. L’intelligence est le grand instrument de la sélection volontaire. Elle est un moyen abréviatif de l’évolution, elle accélère et accomplit en quelques années les sélections qui auraient demandé des siècles.

Au lieu de l’individu, considérons l’organisme social ; là encore, les diverses activités et les divers produits de la civilisation se conditionnent réciproquement ; mais les produits de l’intelligence et de la science stimulent ou dirigent toutes les autres fonctions sociales. Les créations religieuses, morales, esthétiques, politiques, économiques, sont déterminées par les progrès que fait l’humanité soit dans la connaissance réelle des choses, soit dans la découverte des idéaux. L’instruction est un moteur de première importance dans le mécanisme social ; mais à une condition, c’est qu’elle porte sur les idées vraiment directrices et sélectives, sur celles qui, par leur rapport intime avec le sentiment et la volonté, méritent excellemment le nom d’idées-forces.

Il y a donc un milieu entre les préjugés pour et contre l’éducation. Si celle-ci ne manifeste pas toute la puissance dont elle est capable, c’est qu’elle est rarement dirigée vers son véritable but et par les moyens appropriés à ce but. Il en résulte une perte de forces vives, par la neutralisation mutuelle et le désordre des idées. On sème en quelque sorte les idées au hasard dans l’esprit ; elles germent également au hasard des circonstances, des prédispositions intérieures, du milieu extérieur : c’est la sélection fortuite, comme dans le domaine des forces matérielles. Il ne suffit pas d’instruire : il faut que l’instruction devienne elle-même une éducation, un procédé de sélection réfléchie et méthodique entre les