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les étudie de près et qu’on les compare aux mots grecs d’où ils sont venus, on voit que dans presque tous on a maintenu la prononciation traditionnelle, telle qu’elle est dans le discours de Panurge. Quelques-uns seulement, comme séméiologie, ont été inventés suivant la règle érasmienne. Enfin, depuis que les études classiques sont en voie, sinon de décadence, au moins de transformation, nos savans se trouvent dans l’embarras : ils disent névralgie, névrose, mais on voit affichés dans Paris des cours de neurologie ; on aurait imprimé névrologie, si la lecture érasmienne n’avait pas envahi notre enseignement. Elle a porté le désordre dans les esprits, qui ne savent plus aujourd’hui distinguer la tradition authentique d’un procédé artificiel.

Voilà un des derniers fruits produits par la prétendue réforme du XVIe siècle. Elle en a produit un autre plus amer que celui-là ; elle a contribué pour une large part à l’abandon des études grecques qu’elle se proposait d’aider. Comment ne pas tenir pour morte une langue que personne au monde ne parlait à la nouvelle manière ? Et du moment où elle était tenue pour morte, pouvait-on trouver aux auteurs qui s’en étaient servis jadis autre chose qu’un intérêt platonique ? Leurs écrits, je veux dire les écrits de Platon, de Sophocle, de Thucydide et de tant d’autres grands hommes, n’avaient plus aucun charme, privés qu’ils étaient de leur harmonie, de leurs accens musicaux, de cette portion de l’art d’écrire qui se rapporte au langage naturel et qui fait la vie du discours ? On pouvait dire assurément que ces grandes œuvres étaient devenues comme une lettre morte après la réforme, tandis qu’elles vivaient encore auparavant. Ce que nous disons au passé, nous aurions plus de raisons de le dire au présent et de l’appliquer à l’étude du grec telle que nous la pratiquons aujourd’hui. Il y a chez nous un groupe de personnes, parmi lesquelles on compte d’anciens élèves de l’école normale, qui propose d’exclure le grec de l’enseignement universitaire et de réduire le latin à la portion congrue. On conçoit que quelques esprits ardens en soient venus à cette extrémité, puisque le temps donné à l’étude de ces langues mortes ou défigurées est considéré comme mal employé et perdu. D’autres demandent qu’elles soient maintenues, mais comme objets d’un enseignement spécial : quelques élèves seulement les étudieraient afin de sauver l’érudition, qui est une branche de la science. Comme l’érudition ne sert à peu près à rien, le nombre de ces élèves privilégiés irait en diminuant et dans peu d’années se réduirait au zéro. Alors, ces grands écrivains antiques, qui nous ont donné les élémens de notre civilisation, dormiront dans la poussière des bibliothèques d’où personne ne les tirera plus.