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comme tout élève studieux de nos lycées, l’intelligence de Sophocle et de Thucydide ; mais je n’en ai eu le sentiment que du jour où j’ai pu parler le grec, même altéré, des modernes. Il est certain que si on lit Dante ou Arioste à la française, c’est-à-dire sans accentuation, en prononçant l’u italien comme notre u, le c comme notre c, et de même pour les autres lettres, le charme de leurs vers disparaît entièrement : on peut les comprendre, mais non les sentir ; or la vie du langage humain réside surtout dans les sentimens qu’il exprime et qu’il communique.

C’est une chose banale de redire sans cesse que notre civilisation moderne procède des Grecs et des Romains. Mais ce n’en est pas une de rappeler que les anciens livres de ces deux peuples, surtout ceux des Grecs, renferment les énoncés de problèmes qui les ont préoccupés et que nous n’avons point résolus. Ils ont créé des formes d’art que nous n’avons pas égalées et qui sont toujours nos modèles ; ils nous ont laissé là-dessus des théories quelquefois plus complètes que les nôtres. Dans le commerce même, dans l’industrie et la navigation, ils ont usé de procédés, ils ont suivi une marche progressive qu’il ne nous est pas inutile de connaître. Enfin ils ont donné à la pensée, sous toutes ses formes, une expression incomparable par son charme, sa grandeur et sa justesse. C’est pourquoi, au lieu de demander la suppression du grec ou sa réduction en une petite école, il serait plus digne de notre civilisation d’en faciliter l’étude en lui rendant la vie, que l’invention érasmienne lui a ôtée. Il vaut mieux renouer et consolider la chaîne des idées entre les meilleurs représentans de la pensée humaine, je veux dire Grèce et France, que d’approfondir le fossé qui les sépare.

Je dois reproduire ici une remarque que j’ai recueillie de la bouche de plus d’un Hellène. « Si les Grecs, disent-ils, au lieu d’être un peuple dispersé, dont moins de la moitié habite le royaume, étaient quinze ou vingt millions réunis en corps de nation et possédant l’indépendance, leur langue serait parlée chez les autres peuples comme ils la parlent. » Cette réflexion est triste et juste. Cependant, on peut leur répondre que, si leur nombre ne s’élève qu’à cinq millions, ils occupent dans le monde une place qui va grandissant. Ils ont aussi dans leurs ancêtres une noblesse qu’aucun petit peuple ne possède, qui est la plus haute de toutes les noblesses, parce qu’elle est fondée sur les plus grands services rendus à l’humanité. Ils ont donc le droit de réclamer la réforme de la prononciation, et on peut s’étonner qu’elle ne soit pas une des questions traitées diplomatiquement entre le gouvernement hellénique et les autres gouvernemens. On ne voit pas quelle objection pourrait venir de notre part. S’il s’agissait du grec parlé