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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 99.djvu/879

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décrit les mérites de quatre frères de ce nom ; Adam de la Halle nous dit aussi la libéralité de l’un d’eux, Jakemon, qui l’a aidé comme un père, et


Qui ne sanle mie bourgeois
A sa table, mais emperere.


Ainsi, comme contraste à l’idéal chevaleresque, les poètes artésiens incarnaient en leurs dynasties d’échevins, de maires, de gros marchands, l’ensemble des vertus bourgeoises, la prudhomie. Pourtant il faut nous garder d’être dupes et de nous méprendre sur le degré d’élégance et de poésie qu’admit cette société. Sans doute, si l’on s’en tient aux seules pièces lyriques destinées au Puy, l’inspiration des poètes artésiens ne le cède point, pour le raffinement des sentimens, à l’école rivale, à la noble cour champenoise du comte Thibaut. Ils sont, dans leurs chansons d’amour, d’aussi délicats copistes des Provençaux ; dans leurs jeux partis, ils apportent à la discussion de cas de conscience amoureux un charmant esprit de finesse et de sentimentalité procédurière ; leurs motets sont élégans, et l’on doit y respecter les premiers essais de composition harmonique, bien que cette harmonie reste incompréhensible pour nous. Malgré tout, vilains ils sont, vilains ils restent, et très vilains. Un jour, nous raconte Gillebert de Berneville, le bon Dieu, malade, descendit au Puy, à « l’ostel le Prince ; » il voulait entendre les motets d’Arras ; les meilleurs trouvères chantent pour lui ; rien n’y fait ; mais voici que Bretel, a fait le paon et avale sa braie ; » et le Père éternel éclate de rire : il est guéri. Oui, le Dieu d’Arras est bien celui qui s’esclaffe quand Bretel avale sa braie ; ce Dieu, nous le reconnaissons : c’est le Dieu des bonnes gens de Béranger. Oui, l’idéal terrestre de ces bourgeois est bien ce pays de Cocagne que nous décrit un poème du temps, où l’on mange et boit à planté, où coulent des rivières de vin, où les dames et demoiselles ont d’autant plus d’honneur qu’elles ont moins de vertu, où plus l’on dort et plus l’on gagne, sorte de vallée de Tempe bourgeoise, et qui eût fait frémir Fénelon. Aux chevaleresques chimères de la Table-Ronde ils ont opposé le réalisme populacier des fabliaux ; à la haute sagesse de Salomon, la sagesse vilaine de Marcoul ; à Iseut la blonde et à Genièvre, la vieille Auberée ; et leur épopée, c’est le roman de Renart. Ils ont créé une littérature de bons vivans, bien faite pour leurs âmes médiocres et spirituelles ; ils étaient bons chrétiens, et détestaient leurs prêtres ; ils aimaient leurs femmes, et méprisaient les femmes. Plus d’ironie que d’enthousiasme, plus de grossièreté que d’idéal, plus de dérision que de rêve.