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maussade, est sérieusement accusé de se livrera la paresse et de perdre son temps aux spectacles. Une remarque, peut-être plus juste et dont la finesse contraste avec ces choquantes exagérations, est celle-ci : « L’illusion dans laquelle il vit lui fait journellement voir tout ce qu’il imagine et ce qu’il désire… Il est dangereux, sire, de ne point apercevoir les objets, il l’est peut-être plus encore de les voir différens de ce qu’ils sont : rien n’est plus à craindre que de fausses lueurs ; l’obscurité même est préférable. »

La conclusion est qu’il faut, dans son intérêt même, ne pas laisser plus longtemps « un ministre du roi en spectacle aux yeux de la cour, de la ville et des étrangers, dans un poste qu’il avilit par son peu de capacité, par ses travaux et par les ridicules qu’il s’est donnés… Le feu roi (dit le mémoire en terminant, et à défaut de signature, cet appel à un souvenir de Louis XIV en tiendrait lieu), regardait cette place avec raison comme la première du ministère et comme celle qui exigeait le plus de connaissances et de supériorité de génie : et je me suis persuadé qu’on ne peut mieux parler à Votre Majesté qu’en empruntant les expressions de son illustre bisaïeul[1]. »

Contre tant d’efforts réunis et tant de haines accumulées, quelle protection efficace le ministre, ainsi pris de toute part à partie, aurait-il pu encore invoquer ? Une seule peut-être : celle du roi de Prusse, qui la lui devait assurément, sinon par amitié ou par reconnaissance, au moins par intérêt et pour ne pas laisser sortir du conseil de Louis. XV le seul des anciens partisans de l’alliance prussienne qui n’en fût pas dégoûté. Aussi lorsque, tout à fait à la dernière heure, d’Argenson prit enfin l’alarme et vit ce qui se tramait autour de lui, ce fut de ce côté qu’instinctivement il se décida à chercher un appui. Une occasion se présentait naturellement pour Frédéric de lui tendre une main secourable, et ce n’eût été que la récompense d’un nouveau service qui lui était rendu. Un traité d’alliance défensive était négocié et presque conclu entre la Prusse et la Suède pour préserver l’une et l’autre de ces deux puissances contre le voisinage dangereux de la Russie. Le ministre de France à Stockholm avait activement travaillé à amener ce résultat, auquel Frédéric (inquiet comme il l’était toujours de la sécurité de sa frontière septentrionale) attachait beaucoup de prix. Pour vaincre la résistance de la diète suédoise, la France consentait non-seulement à renouveler, mais à accroître les subsides qu’elle donnait de longue date aux héritiers de Gustave-Adolphe. En échange de ce sacrifice d’argent, on ne réclamait qu’une seule chose, c’était que le traité,

  1. Mémoire présenté au roi par le maréchal de Noailles, le 15 décembre 1746. — Rousset, t. II, p. 252 et suiv.