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forment ce groupe habituel qu’on trouve dans toutes les peintures de bataille, mais que M. Meissonier sait toujours rendre intéressant et nouveau par la netteté avec laquelle il détermine les allures, les gestes, les caractères, les physionomies. Il n’est pas un des petits soldats, à peine visibles dans le lointain, qui n’ait son individualité ; l’artiste, en les peignant, les a sentis vivre d’une vie personnelle ; il pourrait leur donner un nom : l’un est Pierre et l’autre est Paul, l’un est Jacques et l’autre Barnabé ; celui-ci est Alsacien et celui-là Breton ; celui-ci Flamand et celui-là Provençal. C’est par cette insistance sur le caractère, pour chaque figure et chaque objet, que M. Meissonier est devenu et qu’il reste un des plus grands artistes de notre temps, sans avoir possédé un tempérament exceptionnel de peintre en ce qui touche le maniement de la couleur ; il suffit qu’un homme pousse à fond, sur un seul point, la recherche et la conscience, pour devenir un homme supérieur. C’est dans le respect de la méthode rigoureuse, en fait de dessin, suivie par M. Meissonier, que la génération actuelle peut et doit trouver un contrepoids aux entraînemens vers le vague et l’indécis qui sont la conséquence de l’admiration légitime, mais excessive, accordée aux harmonies extraordinairement simplifiées de Corot, de Millet, de M. Puvis de Chavannes. Il est juste de reconnaître qu’au Champ de Mars, sans parler même des élèves directs de M. Meissonier, MM. Lucien Gros, Moutte, Maurice Courant, Charles Meissonier, un grand nombre de peintres de genre, rustiques et mondains, s’efforcent de combiner l’exactitude caractéristique des formes avec l’harmonie expressive de la lumière. Ce fut un des mérites de Bastien Lepage de chercher cette combinaison ; malheureusement, il mourut avant de l’avoir pu réaliser complètement par un accord soutenu entre la vigueur de l’analyse et la vigueur du rendu ; sa peinture, au moins dans ses grandes toiles, claire, fine, diaphane, reste presque toujours mince et pâle et n’arrive à fournir ni des dessous bien résistans ni des surfaces très brillantes. De tous côtés, en réalité, chez Bastien Lepage, comme chez M. Puvis de Chavannes et chez M. Meissonier, l’idée de peinture proprement dite, l’idée d’une couleur éclatante et vive, d’une pâte solide et chaude, d’une touche ferme et souple a souffert de leurs qualités mêmes, de leurs qualités les plus hautes ou les plus fines. Il n’est donc point surprenant que nos jeunes gens aient quelque peine à se remettre de cette série d’ébranlemens en sens divers et qu’on les voie encore s’engager avec timidité dans une voie plus difficile où la mode ne les pousse guère. L’essentiel est qu’ils s’y engagent, qu’ils se groupent, qu’ils se soutiennent de façon à décider autour d’eux le mouvement de sympathie qui se prépare dans un public