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une insouciance des formes qui nous font craindre pour l’avenir de ce talent si original.


IV

Des paysages, nous en trouvons ici encore, et en quantité, presque toujours à l’état d’esquisses, d’ébauches, de pochades. Peu de tableaux achevés, surtout chez les Français. Les étrangers nous apportent trois belles œuvres au moins, trois marines, Avant l’orage par M. Mesdag, Comme brille le soleil après l’orage par M. Moore, la Nuit par M. Harrison. Il arrive aujourd’hui pour la mer et pour les eaux, ce qui s’est passé autrefois pour les plaines et pour les bois ; après s’en être servi longtemps comme de prétexte pour y montrer des embarcations, des naufrages, des batailles, peu à peu les peintres en font disparaître tous les acteurs humains et jusqu’à leurs traces. On aime maintenant la mer pour elle-même, pour son mouvement, pour son immensité, pour tous les accidens de sa vie calme ou agitée. Dans le tableau de M. Mesdag, le ciel pesant, la lumière troublée et comme souffrante sous l’amoncellement des nuées, la torpeur silencieuse et inquiète des vagues assombries, sont exprimés avec une admirable sûreté ; c’est à peine si deux ou trois embarcations, perdues à l’horizon, entre le grand ciel et la grande mer, nous font souvenir des dangers que peut courir l’homme dans ces tumultes de la nature. Même demi-solitude dans celui de M. Moore où l’horizon se dégage et s’éclaircit, tandis que les lames, mal remises de leur récente commotion, sursautent et palpitent encore, mais d’un mouvement languissant et comme épuisé. Dans la Nuit de M. Harrison, la solitude est complète : plus de voile, plus débarque, à peine, dans la hauteur, une bandelette de ciel ; encore ce ciel, sombre et verdâtre, se confond-il, dans l’obscurité tombante, avec la grande eau sombre et verdâtre qui occupe près lue tout le cadre. C’est plus hardi que la Vague de Courbet, plus hardi que la Vague aussi de M. Harrison, si admirée à l’Exposition universelle. Comment avec un carré d’eau obscure, presque noire, qui se soulève et se gonfle, sous une vague lueur lunaire, se creusant au centre comme un gouffre insondable, M. Harrison est-il arrivé à faire un tableau si étrangement intéressant et émouvant ? Toujours par la science. M. Harrison, comme MM. Moore et Mesdag, a mieux étudié la mer que les trois quarts de nos peintres n’étudient la figure humaine. Ses vagues sont analysées, dessinées, modelées avec une attention et une passion qui nous en font comprendre la profondeur, le mouvement, la puissance. Chez ces marinistes, comme chez les bons paysagistes que nous avons