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de la maison d’Autriche fut sa préoccupation unique et constante, absolument comme si rien ne s’était passé en Europe depuis Pavie et depuis Rocroy. L’avènement d’une royauté nouvelle au nord de l’Allemagne, patiemment fondée par une suite de souverains éminens, et tout d’un coup illuminée par le génie, ne l’avertit pas que la conséquence était peut-être qu’il était temps pour la France aussi d’infléchir l’orientation et l’axe de sa politique. Le changement qui allait devenir à peu près inévitable si peu d’années après, il n’en eut pas le soupçon et en eût repoussé la pensée avec une invincible répugnance. C’est avec une obstination consciencieuse qu’il quittait le pouvoir en répétant sa propre maxime favorite, à savoir que l’agrandissement de la Prusse valait pour la France mieux que l’extension de son propre territoire. Sur ce point, du moins, il faut convenir qu’il n’eut pas le pressentiment des menaces de l’avenir.

Que serait-il arrivé cependant, si, à ce moment critique, un politique digne de ce nom, devinant le tournant fatal des événemens, eût pris résolument le parti d’offrir à Marie-Thérèse un concours qu’elle n’aurait pas pu payer trop cher, et, couronnant lui-même son époux, l’eût aidée à prévenir l’accroissement d’une grandeur nouvelle dont la seule apparition portait déjà une perturbation profonde dans l’équilibre de l’Europe ? Ce qui fut advenu d’une telle résolution hardiment prise est d’autant plus impossible à prévoir, qu’à ce nouveau Richelieu ou ce nouveau Mazarin n’aurait pas manqué au besoin un nouveau Turenne. La Providence plaçait à cette heure, pour la dernière fois, le drapeau de la monarchie française dans les mains d’un grand capitaine. En lui donnant Maurice, elle lui faisait une grâce qui ne devait pas être renouvelée, car la victoire ne peut rester longtemps fidèle à ceux qui ne savent pas profiler de ses faveurs. Ce qu’une main habile et ferme aurait su faire d’un tel instrument, qui peut le dire ? En tout cas, il est deux reproches que la postérité française a le droit de faire à d’Argenson : il ne s’est jamais défié de Frédéric et n’a pas su se servir du maréchal de Saxe.


Duc DE BROGLIE.