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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/105

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une mystérieuse rumeur de vie. Mais au-delà, de l’autre côté de la vallée, les montagnes cinghalaises montent dans le ciel, les vieux pics sacrés dont rêvent toutes les religions de l’île, les crêtes de pierre nue dressées vers le soleil, victorieuses, affranchies enfin du poids de tant de végétation.


Voici Kandy, l’antique ville indigène, l’ancienne capitale des rois cinghalais. Les rois cinghalais... Le mot a un charme singulier. N’évoque-t-il pas une féerie paradoxale et délicieuse, une petite cour fantaisiste comme en ont rêvé les poètes? Le vieux palais est là, au bord d’un lac d’eau noire, sous les grands palmiers.

Tout autour de la petite ville endormie au fond des collines douces, des allées heureuses serpentent entre des fleurs...

Près du palais, au bord du lac noir où des cygnes mirent leur splendeur, est un temple bouddhiste, un vieux temple étrange, un peu chinois avec ses toits coniques, ses pavillons ventrus, ses balustrades ouvragées, ses portes gardées par des monstres, un monument bizarre, biscornu, tout blanc dans l’ombre des verdures épaisses. Je ne sais pourquoi j’ai tant de mal à concevoir que ceci est un temple. Du premier coup on devine, on sent qu’une mosquée d’Egypte est un lieu sacré. Mais le monde sémite est voisin du nôtre, il l’a pénétré. Celui-ci en est tout à fait séparé et l’a toujours été. Impossible de le comprendre par sympathie, de découvrir l’état d’âme habituel de la race qui se perpétue sous ces palmes, et dont les vagues aspirations s’expriment par ces architectures, par la quotidienne offrande des fleurs au Bouddha souriant.

D’où viennent-ils et que signifient-ils, ces trois monstres inquiétans qui grimacent sur le portique? A quoi rêvent-ils, tout le long du jour, ces moines qui errent sur les parois de marbre? La tête rasée, les pieds nus, un bras nu sortant de la grande étoffe jaune qui les drape, ils glissent par les couloirs... En voici cinq ou six qui passent sans bruit, éclairant les ombres intérieures de l’éclat doux de leurs robes orange... Ils sourient avec mystère, un sourire d’une douceur et d’un sérieux inexprimables...

Le religieux qui me guide me conduit dans la grande cour centrale, jusqu’au pied du figuier sacré qui fait la sainteté du monastère. C’est un rejeton de l’arbre Bo, qui abrita pendant cinq ans la méditation du divin Çakya-Mouni. Avec une lente inclination le religieux m’en a remis une feuille : à ce moment, j’ai cru saisir ce qu’exprime sa figure, figure pâle de végétarien, immobile et fine, front saillant, lèvres intelligentes, serrées, et toujours ce même demi-sourire si grave et si paisible...