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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/115

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nul n’est monté jusqu’aux hautes régions sereines jusqu’au calme du Nirvana, sauf le maître dont la pâle et indécise figure flottait dans l’ombre au-dessus des prêtres et de la foule, les yeux mi-clos parmi les nuages mouvans des parfums.


11 novembre.

Ce matin, une grande surprise en m’éveillant de me trouver ici devant la route rouge, devant les petites maisons tapies entre les verdures des collines. À cette première heure, les choses ont un éclat inconnu, un lustre humide et frais. Aux flancs des hauteurs, ces brumes d’argent traînent, enveloppent de leur mollesse les palmes étagées qui sortent des vapeurs avec de pâles lueurs d’or, toutes ruisselantes de rosée toutes brillantes d’une clarté vierge, Personne sur la route qui mène aux Peradinya-Gardens, rien que cette végétation parfumée de paradis jeune, tout neuf, où l’homme n’aurait pas encore paru.

Au détour d’un chemin, on rencontre un pont de bois noir, et vraiment l’on demeure saisi. En pleine lumière, entre deux murs de verdures massives, un fleuve roule avec lenteur son onde boueuse et luisante. Pas un flot, pas une ride, pas un frisson : l‘eau lourde avance d’un seul mouvement, comme emportée tout d’une pièce, son éclat brun coupé d’ombres violentes, immobiles. Des deux côtés, la luxuriance de la végétation humide ; à gauche, des plans superposés de nobles palmes, lustrées, puissantes et régulières, trois fois reines par leur grandeur, par leur beauté, par leur éclat; à droite, d’épais massifs, des murailles végétales de bambous et de lianes, un foisonnement de choses vertes et souples qui s’élancent hors de la boue, se pressent, s’écrasent pour parvenir à la lumière et retombent pêle-mêle, étalées dans la noirceur que leurs ombres projettent sur la poitrine du fleuve. Et, tout au loin, le long de la courbe éclatante, le même déploiement de force inutile, indifféremment regorgeante et prodiguée, la même montée furieuse de vie.

Tout près de là sont les Peradinya-Gardens, où je passe la journée, dînant seul d’un peu de riz et de quelques cocos dans la hutte d’un gardien cinghalais. On peut parcourir ici plusieurs lieues; si longtemps que l’on erre, on ne rencontre pas l’homme et, pourtant, on sent un ordre, un plan dans ce merveilleux jardin sauvage. C’est un paradis des contes d’Orient, dessiné, habité par des génies invisibles, loin du monde réel et terrestre. Les colibris, les oiseaux-mouches, tout un petit monde ailé étincelle dans la magnificence de cette solitude. Il y a de vastes pelouses où les plantes de l’Equateur peuvent grandir à l’aise, atteindre toute leur taille, des allées