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Je voudrais essayer de montrer ici comment le peintre de la Joconde, de la Vierge aux rochers, de la Sainte Anne, a procédé, quels enseignemens il a empruntés à ses prédécesseurs, par quelles vicissitudes intimes sa composition a passé avant d’aboutir à l’immortelle page de Santa-Maria delle Grazie, car il ne s’agit pas, — Ce point est hors de conteste, — d’une œuvre abstraite, artificielle, née du caprice d’une imagination d’artiste, mais d’une page du livre de la vie, d’une page qui a été vue et sentie, d’un drame qui a été vécu. Heureusement, les notes publiées par M. Richter permettent de suivre la marche des travaux d’étape en étape. C’est à la reconstitution de ce processus intime que je m’appliquerai ici, en me félicitant de ce que mes prédécesseurs se soient bornés à mettre au jour les matériaux et m’aient laissé le plaisir d’offrir aux lecteurs de la Revue la primeur d’un essai de coordination qui aura, sinon son mérite, du moins sa nouveauté.

Quelques mots, avant d’aborder ces différens points, sur l’origine de la peinture et sur sa destination.

Le mot Cenacolo, qui correspond dans une certaine mesure au mot français cénacle, a en italien une acception plus large ; il désigne tour à tour la salle où l’on dîne, en d’autres termes le réfectoire, puis la salle où le Christ a donné la Cène aux apôtres, et enfin la peinture même qui représente cette auguste cérémonie. L’église de Sainte-Marie des Grâces, ce chef-d’œuvre de l’architecture lombarde, telle que celle-ci s’était formée sous l’impulsion de Bramante, avait été fondée par les dominicains, qui en commencèrent la construction en 1464, dans les données du style gothique. Les travaux avancèrent lentement et furent menés avec parcimonie, jusqu’au moment où Ludovic le More, s’étant pris d’affection pour ce sanctuaire, donna l’ordre de reconstruire la coupole et l’abside et en fit poser en 1492 la première pierre. Mais ce fut surtout après la mort de Béatrix d’Este que ce prince prodigua les présens à son église favorite, où il avait fait ensevelir sa femme et ses enfans : non content de faire pousser les travaux avec la plus grande activité, il en remplit la sacristie de vases et de tissus précieux.

Le réfectoire de Sainte-Marie des Grâces forme un rectangle fort long et assez haut, voûté au moyen de petites voûtes dont les retombées se relient aux murs verticaux et donnent naissance, aux deux extrémités de la salle, à trois demi-lunes ; des fenêtres rectangulaires, sept à gauche, quatre à droite, percées dans la partie supérieure du mur, laissent pénétrer une lumière suffisante. La salle est humide, odieusement dégradée ; une couche de briques sert de parquet ; un badigeon d’un vert sale, écaillé en maint endroit, remplace les tentures et les incrustations de marbre. On