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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/135

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sentimens qu’il prête à ses personnages; car, on a beau dire, la Cène du couvent des Grâces est plus encore qu’une merveille de l’art ; le cœur et l’âme de Léonard y ont eu autant de part que son imagination et son esprit! Sans eux, est-il une œuvre viable?

Sans cesser de proclamer d’un bout à l’autre de son œuvre le principe de l’idéalisme, Léonard a cherché à donner à sa composition toutes les apparences de la réalité. De crainte de tomber dans l’abstraction, il a multiplié les détails capables de produire l’illusion de la vie : avec quel soin n’a-t-il pas représenté les apprêts de ce repas frugal ! La table est garnie de plats, d’écuelles, de fioles, de verres aux jeux de lumière variés, de pains ronds et de fruits, — poires ou pommes, gardant encore une feuille attachée à la tige. — Par un sacrifice fait aux préjugés de son temps, l’artiste n’a eu garde d’oublier la salière renversée à côté de Judas. Il a traité la nappe elle-même avec le soin le plus scrupuleux, accusant nettement les plis de l’étoffe, les dessins damassés vers les extrémités, les quatre bouts noués. C’est à cette observation minutieuse, qu’un peintre de style désavouerait aujourd’hui, et dont Léonard a emprunté le secret aux leçons des Primitifs, que l’ensemble doit son caractère de conviction si saisissant. C’est parce qu’il a approfondi, creusé, jusqu’au bout la masse infinie de détails que comporte un tel problème, que Léonard a eu le droit de simplifier et de résumer quand il l’a fallu, sans tomber dans la déclamation.

Le décor ajoute encore à l’illusion, outre qu’il fait merveilleusement valoir la composition : c’est une salle aux lignes d’une extrême simplicité ; les parois de droite et de gauche sont tendues de trois panneaux d’une étoffe brunâtre, à dessins très simples, encadrée par des chaînes en pierres blanches ; quant à la paroi du fond, elle est percée de trois fenêtres rectangulaires, dont une seule, celle du milieu, est surmontée d’un fronton semi-circulaire; à travers ces fenêtres on aperçoit un paysage aux lignes légèrement ondulées, avec quelques fabriques et quelques montagnes bleues. Un plafond à poutrelles apparentes complète la structure de cette salle, d’un aspect monumental, malgré sa simplicité, et où pas une sculpture, pas un ornement ne vient distraire l’attention.

Léonard était à coup sûr un partisan déclaré de la séparation des genres ; autrement on ne s’expliquerait pas comment lui, si familiarisé avec les lois de l’architecture, a comme proscrit de ses peintures les encadremens architecturaux ou les vues d’édifices si propres à les relever. Personne, en dehors de Brunellesco, de Piero della Francesca et de Mantegna, n’avait raisonné les lois de la perspective linéaire avec autant d’ardeur; il lui eût donc été facile de mettre en relief dans ses peintures, par exemple, les différens plans au moyen de fabriques (il n’a eu recours à cet artifice