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Ainsi, longtemps avant Grandville, il a entrevu le lien qui rattache certaines de ces déformations aux types des animaux; le vieillard à figure de boule-dogue, la vieille femme à tête de linotte, ne sont pour lui que des reflets d’espèces plus ou moins inférieures ; il va jusqu’à chercher dans la physionomie humaine les analogies avec les palmipèdes et les crustacés. Un peu plus, et l’on serait tenté de prononcer le nom d’évolution et d’évoquer le souvenir de Darwin.


Pour compléter cette esquisse, il faudrait y faire entrer les travaux sur la perspective, sur la théorie des couleurs et sur la peinture, sur les machines de guerre, sur la géométrie, la mécanique, la botanique et bien d’autres branches encore. Mais qui pourrait se flatter de suivre en ses infinies investigations un chercheur aussi infatigable, agité par toutes les ardeurs et toutes les espérances d’un alchimiste ou d’un astrologue! Et combien il est touchant de voir cette puissante intelligence s’évertuer, avec la bonne foi la plus naïve, à découvrir les lois du mouvement des eaux, celles de la locomotion aérienne, à inventer des machines de guerre, des écluses, des miroirs ardens, des chèvres, que sais-je encore! Il a fait fausse route, il recommence ses combinaisons, sans jamais se lasser.

N’est-ce pas ici l’occasion de nous demander si une vocation scientifique si prononcée a favorisé ou contrarié en Léonard l’œuvre de l’artiste? On cite Léonard comme un exemple de ce que peut l’union de l’art et de la science. En lui, dit-on, le génie créateur reçoit une nouvelle impulsion grâce aux minuties de l’analyse, le raisonnement fortifie les visions de l’imagination ou les élans du cœur. Mais cela est-il bien vrai? Qui ne voit que Léonard, gêné par ce besoin perpétuel d’investigation, s’est senti troublé à tout instant dans son inspiration ! Personne n’a tâtonné autant que lui, personne n’a laissé tant d’œuvres inachevées. Et ces œuvres mêmes, ces rares chefs-d’œuvre, combien en est-il, à l’exception de la Sainte Cène, qui traduisent une idée complète, une idée forte, généreuse, véritablement concrète, à la façon des créations de Raphaël? Ce sont des portraits, tout au plus des Saintes Familles, un bout de paysage, des fragmens admirables, bien propres à démontrer que, si l’application scientifique avait fini par développer en Léonard le culte le plus exquis de la forme, elle lui avait en revanche enlevé la faculté de concevoir des vues d’ensemble, à la fois pittoresques et littéraires, et de les livrer toutes chaudes encore, toutes vibrantes de l’inspiration première, à l’admiration du public.