Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/201

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’observation trompe l’observateur. Mais, s’il en est ainsi, le même instrument égare tous les observateurs dans tous les ordres d’investigations, et chacun n’a qu’à se taire.

Il ne faut pas se figurer, au surplus, que les études faites sur la personne même des criminels suivis du berceau jusqu’à la tombe contredisent les données de l’observation psychologique. Il suffit de retourner aux Prisons de Paris, de M. Guillot, pour se convaincre que les deux séries d’expériences se contrôlent et se fortifient l’une par l’autre. L’auteur a dû, pour s’acquitter de sa tâche professionnelle, scruter l’âme et la vie des plus grands criminels : Blin et Beghen, Lebiez et Barré, Marchandon, les quatre assassins de Mme Ballerich, et d’autres, par centaines. Ce qui l’a peut-être le plus frappé dans cette suite interminable d’instructions, c’est le développement progressif de la dépravation. Au lieu d’envisager le criminel d’habitude, à l’exemple de Ferri, comme un être voué au crime par sa constitution héréditaire, organique et psychique, il reconnaît à la plupart des délinquans (et peut-être ne trouvera-t-il pas un contradicteur en France parmi ses collègues) les mêmes facultés et les mêmes aptitudes qu’aux autres hommes. Le crime n’a pas fait tout d’un coup irruption dans leur vie : il s’y est introduit lentement, par une succession de défaillances s’enchaînant les unes aux autres ; leur conscience n’a pas été muette dès le premier jour, c’est à la longue qu’elle a cessé de se faire entendre dans le tumulte des passions ou des intérêts. Leurs mauvaises actions ne sont donc pas le résultat nécessaire d’un désordre physiologique, d’une « réapparition ancestrale » ou d’une dégénérescence. Le récit de leur jeunesse et de leur âge mûr, leurs aveux mêmes prouvent qu’ils pouvaient s’arrêter, à tel ou tel moment, sur la mauvaise pente. D’autres l’ont fait, dont on connaît aussi l’histoire, acceptant, sans doute, la main qui leur était tendue, profitant des leçons qui leur étaient données, mais ne l’auraient pas fait sans un effort de leur énergie propre. Les premiers s’appartenaient comme les seconds. C’est pourquoi la société peut et doit non pas, à proprement parler, éliminer ces délinquans, mais les punir.


ARTHUR DESJARDINS.