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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/208

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les universités, il serait permis de croire que le délectable y tient beaucoup de place. L’un de nos jeunes historiens, M. Abel Lefranc, qui avait fait un séjour en Allemagne au sortir de l’École des chartes et passé deux ans dans les universités de Leipzig et de Berlin, a rendu compte de ses impressions dans un rapport fort intéressant[1]. M. Lefranc est une de ces abeilles diligentes, avides, gourmandes, ingénieuses et sans préjugés, qui n’ont garde de demander aux fleurs comment se nomme le maître du champ qui les a vues naître et quels vents les ont caressées ; peu leur importe, pourvu qu’elles trouvent de quoi composer leur miel. Il était plein de respect pour la science allemande, et il a éprouvé de grands étonnemens.

Il suivit à Leipzig les cours des professeurs d’histoire les plus en vue, MM. Arndt et Maurenbrecher. « Tous deux, nous dit-il, considèrent volontiers leur mission comme patriotique autant que scientifique. Cette tendance qui se manifeste en ce qui nous concerne par un gallophobisme assez apparent les rend très chers aux étudians. Ils aiment à prononcer des allocutions de circonstance, dans lesquelles ils s’efforcent de pénétrer les jeunes générations qui les écoutent des sentimens dont ils débordent eux-mêmes. Ils excellent à prendre dans ces harangues familières, comme dans leurs cours, un débit bonhomme, tout à fait sans gêne et partant souvent vulgaire, que la jeunesse actuelle prise singulièrement. » Ils professaient le soir, de six à sept heures, et on se portait en foule à leurs cours. « Prendre des notes étant peine à peu près superflue pour des sujets de ce genre, les étudians n’avaient guère qu’à écouter. Ils remplissaient la grande salle du Bornerianum, attentifs, recueillant pieusement toutes les paroles du maître, riant bruyamment à ses lazzis, applaudissant avec enthousiasme à toutes les sorties chauvines. Je m’abstiens de juger de pareilles séances, trouvant qu’il n’est nullement souhaitable d’introduire chez nous cette formation factice du patriotisme, mais ne pouvant cependant m’empêcher de reconnaître tout ce qu’elle doit exercer d’influence sur la jeunesse universitaire. » Et M. Lefranc ajoute qu’il en est ainsi du haut en bas de l’échelle, depuis l’école primaire et ses manuels jusqu’au plus haut enseignement.

A Berlin, il entendit les professeurs qui sont plus particulièrement les apôtres de la mission prussienne, » ceux qui enseignent que les peuples latins sont pourris jusqu’à la moelle, que leur prétendue civilisation est méprisable, que depuis Louis XIV la France est en décadence continue, mais que le monde germanique lui-même, quoique moins décrépit, a besoin de se rajeunir, de se régénérer par l’infusion d’un sang nouveau; que le salut lui viendra de Berlin, que la Prusse

  1. Notes sur l’enseignement de l’histoire dans les universités de Leipzig et de Berlin, par Abel Lefranc. Paris, 1888 ; Armand Colin et Cie.